Imaginez Caligula attendant ses étrennes dans le vestibule de son palais. Ou la reine Elisabeth Première trépignant de joie devant les bas de soie et autres jarretières offerts par les seigneurs. Recourant à l’anecdote, Claude Lévi-Strauss remonte aux origines et examine le rôle social du cadeau, dans le numéro À Chacun son Nouvel An, de décembre 1955.
Claude Lévi-Strauss
L'histoire des étrennes est à la fois simple et compliquée. Simple, si l'on se borne à dégager le sens général de la coutume ; pour la comprendre, il suffit sans doute de retenir la formule du Jour de l'An japonais : o-ni wa soto - fuku wa uchi, « Dehors les démons ! Qu'entre la chance ! » Comme l'année ancienne doit entraîner dans sa disparition le mauvais, sort, la richesse et le bonheur d'un jour constituent un présage et presque une conjuration magique, pour que l'année nouvelle soit teintée des mêmes couleurs.
De ce point de vue, la formule japonaise correspond bien à celles qu'emploie Ovide quand il décrit, au premier livçe des Fastes, les usages romains de la fête de Janus, qui est devenue notre 1er janvier, bien que, pendant longtemps et à Rome même, cette date ne fut pas celle du début de l'année. « Que signifie », demande le poète à Janus, « les dattes, les figues ridées et le miel clair offert dans un vase blanc ? » 'Et le dieu répond : « C'est un présage : on souhaite que les événements prennent cette saveur... » Ovide raconte aussi que le premier de l'an, les commerçants s'astreignaient, à tenir un moment leur boutique ouverte, pour faire quelques transactions qui augureront bien des affaires pendant toute l'année. Le Français a curieusement maintenu cette tradition en l'inversant, dans l'emploi du verbe : étrenner, qui veut dire, pour le marchand, faire sa première vente de la journée.
Il est plus difficile de retracer l'origine précise de la coutume des étrennes dans le monde occidental. Les druides des anciens Celtes accomplissaient une cérémonie, à l'époque qui correspond au ler janvier : ils coupaient le gui des chênes, considéré comme une plante magique et protectrice, et le distribuaient à la population. D'où le nom des étrennes dans certaines régions de la France, il n'y a encore pas bien longtemps : guy-l'an-neuf, devenu parfois : aguignette.
À Rome, la seconde quinzaine de décembre et le début du mois de janvier étaient marqués par des fêtes au cours desquelles on échangeait des présents; ceux de décembre étaient surtout de deux sortes : bougies de cire (que nous avons transférées à nos arbres de Noël) et poupées d'argile ou de pâte comestible, que l'on donnait aux enfants. Il y en avait aussi d'autres, que Martial détaille longuement dans ses épigrammes; la chronique romaine raconte que les nobles recevaient des présents de leurs clients, et les empereurs des citoyens. Caligula empochait même les cadeaux en personne, et se tenait à cette fin, toute la journée, dans le vestibule du palais.
Coutumes païennes et rites romains, il semble bien que les cadeaux de nouvel an aient longtemps préservé la trace de cette double origine. Comment comprendre, autrement, que pendant tout le moyen âge, l'Eglise se soit vainement efforcée de les abolir, comme une survivance barbare? Mais à cette époque, les cadeaux n'étaient pas seulement un hommage périodique des paysans à leur seigneur, sous forme de chapons, fromage frais et fruits de conserve; ou des offrandes symboliques : orange ou citron piqué de clous de girofle qu'on suspendait, comme des charmes, au-dessus des jarres de vin pour l'empêcher de tourner, ou encore noix de muscade enveloppée de papier doré... Ils relevaient d'un plus vaste ensemble dont, en certaines régions de l'Europe, lebétail n'était pas exclu puisqu'on lui faisait l'offrande de fumigations de genièvre et d'aspersions d'urine.
Telles que nous les concevons aujourd'hui, les étrennes ne sont guère un vestige de ces usages populaires, mais plutôt – comme c'est si souvent le cas pour les coutumes modernes – le résultat de la démocratisation d'un rite noble.
En Angleterre, la reine Elizabeth 1ère comptait sur les étrennes pour renouveler son argent de poche et sa garderobe : les évêques et archevêques lui donnaient 10 à 40 livres chacun ; les seigneurs : robes, jupons, bas de soie, jarretières, casaques, manteaux et fourrures ; et ses médecins et apothicaires, des présents tels que coffrets précieux, pots de gingembre et de fleurs d'oranger et autres confiseries.
Sous la Renaissance européenne, les épingles de métal devinrent un cadeau favori pour les étrennes, car c'était une grande nouveauté : jusqu'au XVe siècle, les femmes ne se servaient guère que de chevilles de bois pour retenir leurs vêtements. Quant aux cartes de nouvel an, ornées de lettrines et d'images, on sait que l'usage en existe depuis l'Europe Jusqu'au Japon. Some in golden letters write their love, écrit un poète anglais du XVIIe siècle. En France, les cartes illustrées de nouvel an furent en vogue jusqu'à la Révolution.
Pour comprendre la persistance et la généralisation des étrennes, il faut sans doute, au-delà de la petite histoire, atteindre le sens profond de l'institution. « La façon de donner vaut mieux que ce qu'on donne », dit-on en français et toutes les sociétés, sauvages ou civilisées, semblent être pénétrées de la conviction qu'il vaut mieux acquérir par autrui, que pour soi et par soi, comme si une valeur supplémentaire était ajoutée à l'objet, du seul fait qu'on l'a reçu – ou offert – en cadeau. Les indigènes maori de la Nouvelle-Zélande avaient fondé toute une théorie sur cette constatation : selon eux, une forme magique, qu'ils appelaient hau, s'introduisait dans le cadeau et liait à jamais le donataire et le donateur. A l'autre bout du monde, la légende romaine des étrennes paraît inspirée d'une idée très voisine. Les premières étrennes auraient été celles offertes, sous forme de rameaux verts, au roi sabin Tatius, qui partageait la souveraineté avec Romulus. Ces branchages avaient été coupés dans le bois sacré de la déesse Strenia, d'où le nom latin des étrennes : strenae.
Or, Strenia était la déesse de la force. Pour les Latins comme pour les Maori, les cadeaux sont donc des objets qui tiennent de leur nature de cadeau une force particulière. D'où vient-elle donc? En s'obligeant, à certaine période de l'année, à recevoir d'autrui des biens dont la valeur est souvent symbolique, les membres du groupe social rendent manifeste à leurs yeux l'essence même de la vie collective qui consiste, comme l'échange des cadeaux, dans une intedépendance librement consentie. N'ironisons donc pas sur cette grande foire annuelle où les fleurs, les bonbons, les cravates et les cartons illustrés ne font guère que changer de main ; car, à cette occasion et par ces humbles moyens, la société tout entière prend conscience de sa nature : la mutualité.