
Claude Lévi-Strauss : regards éloignés

Il y a dix ans, le 30 octobre 2009, disparaissait l’une des plus grandes figures de notre temps, l’anthropologue français Claude Lévi-Strauss. Le Courrier de l’UNESCO rend hommage à son fidèle collaborateur et vous invite à lire une sélection de ses articles. Ils ont été publiés, pour la plupart, dans les années 1950 et ont été repris dans notre numéro Claude Lévi-Strauss : regards éloignés, à l’occasion de son centième anniversaire, en 2008.
« L'effort de la science ne doit pas seulement permettre à l'humanité de se dépasser ; il faut aussi qu'elle l'aide à se rejoindre », affirmait Claude Lévi-Strauss dans son premier article paru en 1951 dans Le Courrier de l’UNESCO, magazine auquel il a régulièrement collaboré tout au long des années 1950. Il y a exposé nombre d’idées développées plus tard dans les ouvrages qui l'ont rendu mondialement célèbre et dont une sélection vient d'être publiée dans la prestigieuse collection de « La Pléiade » (Gallimard) à Paris (2 mai 2008).
Préconisant l'unification des méthodes de pensée entre les sciences humaines et les sciences exactes, il rappelait dans un autre article que « c'est vers l'homme, bien plus que vers le monde physique, que s'orientaient les spéculations des premiers géomètres et arithméticiens », tels Pythagore « tout pénétré de la signification anthropologique des nombres et des figures » ou les sages de la Chine, de l'Inde, de l'Afrique précoloniale et de l'Amérique précolombienne « préoccupés de la signification et des vertus propres aux nombres ».
Cette idée fera son chemin jusqu’à devenir une hypothèse sur les « mathématiques humaines que ni les mathématiciens ni les sociologues ne savent exactement encore où aller chercher [et qui seront] bien différentes de celles grâce auxquelles les sciences sociales essayaient jadis de donner une forme rigoureuse à leurs observations », comme l’expliquait le père de l'anthropologie structurale dans un article publié, en 1954, dans le Bulletin des sciences sociales, une autre source qui alimente ce dossier.
« Nos sciences se sont d'abord isolées pour s'approfondir, mais à une certaine profondeur, elles réussissent à se rejoindre. Ainsi se vérifie peu à peu, sur un terrain objectif, la vieille hypothèse philosophique […] de l'existence universelle d'une nature humaine », expliquait-il dans un document de 1956, conservé dans les archives de l’UNESCO qui nous ont largement ouvert leurs portes, afin que ce numéro spécial, à défaut d’être exhaustif, soit aussi diversifié que possible.
L’idée du rôle fondamental des sciences pour le devenir de l’humanité et, surtout, de l’interaction entre les sciences humaines et les sciences exactes, s’y profile comme une des préoccupations essentielles de cette personnalité hors pair qui a étroitement collaboré avec notre Organisation depuis sa fondation après la Seconde Guerre mondiale, comme en témoigne l’article « Claude Lévi-Strauss et l’UNESCO » de l’anthropologue Wiktor Stoczkowski.
Dès 1950, l’auteur de Race et histoire, ce classique de la littérature antiraciste rédigé à la demande de l’UNESCO, affirmait, preuves à l'appui, qu’il était inutile de combattre l’idée de l’inégalité des « races » si on laissait perdurer l’idée de l’inégalité des apports culturels des sociétés au patrimoine commun de l’humanité. Ses articles publiés dans le Courrier attirent notre attention sur le fait que l'Occident a négligé les leçons qu'il a pu recevoir de l'Asie ; qu’à l’époque où en Europe on enchaînait les fous, des peuples dits primitifs les soignaient selon des méthodes très proches de la psychanalyse ; que les repas de cérémonie Kwakiutl diffèrent peu de des banquets dans les pays dits civilisés ; que tout homme parle, fabrique des outils et adapte sa conduite à un certain nombre de règles, et que c’est cela qui fait de lui un homme et non le matériau dont il construit sa maison…
Autant d’exemples qui nourrissent les thèses défendues par l’UNESCO depuis sa création.
Mais Wiktor Stoczkowski rappelle aussi un différend, survenu en 1971, qui a assombri les relations entre l’éminent anthropologue et notre Organisation. Il a été provoqué par la conférence prononcée par Claude Lévi-Strauss lors du lancement de l’Année internationale de la lutte contre le racisme – un texte qui allait néanmoins faire le tour du monde et rester comme un classique du genre : Race et culture.
L’enregistrement sonore de cette intervention est rendu public pour la première fois, depuis 37 ans, dans ce numéro en ligne du Courrier de l’UNESCO.
Le 16 novembre 2005, Claude Lévi-Strauss est revenu à l’UNESCO pour célébrer le 60e anniversaire de l’Organisation. Vous pouvez découvrir ce moment exceptionnel plein d’émotion dans les rubriques de ce numéro qui vous propose également des manuscrits de Claude Lévi-Strauss et un témoignage inédit qu’il a accordé à l’UNESCO le 20 novembre 2006, une semaine avant son 98e anniversaire. C’est la première fois que Le Courrier de l’UNESCO associe le son et la vidéo (dans sa version Internet) à l’écrit pour enrichir le contenu de ce numéro spécial publié en hommage au célèbre anthropologue qui fête cette année son centième anniversaire.
C’est la première fois aussi que la grande majorité des articles que Claude Lévi-Strauss a publiés dans le Courrier paraissent en arabe, chinois et russe. Ce dossier a été par ailleurs l’occasion de réviser les traductions en espagnol et anglais publiées dans le passé. Nous remercions nos collaborateurs Cathy Nolan et Francisco Vicente-Sandoval qui se sont chargés de leur réédition. Signalons ici que pour des raisons de place, certains articles ont été coupés lors de leur première publication dans le Courrier. Nous avons reconstitué les fragments manquants dans les traductions, mais non en français. Ils sont indiqués par des points de suspension entre crochets.
Nous exprimons aussi notre reconnaissance à nos collègues Jens Boel et Thierry Guednée pour avoir sélectionné et numérisé des documents d’archives spécialement pour ce numéro, comme le rapport du 13 mars 1964, par exemple, dans lequel Claude Lévi-Strauss exprime ses réserves quant au projet de l’UNESCO de réaliser une enquête sur les tendances de la recherche dans les sciences sociales et humaines. Il est accompagné de plusieurs documents reflétant le débat que ce sujet a suscité à l'époque. Nous remercions enfin Monique Couratier qui nous accompagnés dans la réalisation de la version imprimée de ce numéro.
Jasmina Šopova, Rédactrice en chef
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