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La crise moderne de l'anthropologie

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© Vasarely/Estudio de Arquepoética y Visualística Prospectiva

À l’époque des indépendances des pays africains, tout se passait comme si l’anthropologie allait succomber à une conjuration nouée par des peuples qui s’y opposaient et d'autres qui disparaissaient. Quel objet pour cette science dans le nouveau contexte mondial ? Claude Lévi-Strauss répond dans le Courrier de novembre 1961.

 

Dans la pensée contemporaine, l’anthropologie occupe une place dont l’importance peut sembler paradoxale. C’est une science à la mode, comme l’attestent non seulement la vogue des films et récits de voyage, mais aussi la curiosité du public cultivé pour les ouvrages d’ethnologie : vers la fin du XIXe siècle, on s’adressait de préférence aux biologistes, pour leur demander une philosophie de l’homme et du monde ; on s’est tourné ensuite vers les sociologues, les historiens et les philosophes même. Mais, depuis quelques années, l’anthropologie accède au même rôle, et c’est d’elle, aussi, que l’on attend les grandes synthèses, en même temps que des raisons de vivre et d’espérer.

Le mouvement paraît avoir débuté aux États-Unis. Un pays jeune, confronté à la tâche de créer un humanisme à sa mesure, n’avait aucune raison de s’en tenir à l’exclusive vénération des civilisations grecque et romaine, sous prétexte que, dans la vieille Europe, au moment où – pendant la Renaissance – l’homme apparut à l’homme comme l’objet d’étude le plus convenable et le plus nécessaire, ces civilisations étaient les seules sur lesquelles on eut des informations suffisantes. Mais, au XIXe siècle, et plus encore au XXe, c’est l’intégralité, ou presque, des sociétés humaines qui deviennent accessibles. Dès lors, pourquoi se limiter ? Or, quand on prétend considérer l’homme dans sa totalité, il est impossible de négliger le double fait que, pendant les 99 % de sa durée, et sur la plus grande partie de la terre habitée, l’humanité n’a connu d’autres genres de vie, d’autres croyances, et d’autres institutions, que celles qu’il incombe aux anthropologues d’étudier.

La dernière guerre a encore accentué cette orientation. Une stratégie à l’échelle mondiale a brusquement donné une présence et une réalité aux régions les plus reculées de la planète, celles mêmes où les derniers peuples « sauvages » avaient trouvé refuge ; Grand Nord américain, Nouvelle-Guinée, l’intérieur de l’Asie du Sud-Est et des îles indonésiennes.

Le monde a rétréci

Depuis, des noms chargés de mystère et d’exotisme sont demeurés inscrits sur la carte, mais pour désigner les escales des long-courriers. Et, en même temps qu’avec les progrès de l’aviation, les distances raccourcissaient et notre globe terrestre se contractait, ceux de l’hygiène manifestaient leur plein effet : l’accroissement de la population devenait d’autant plus sensible qu’il était, en quelque sorte, démultiplié, sur le plan psychologique et moral, par l’intensification des échanges et des communications.

Sur une Terre plus petite, où s’agite une population de plus en plus dense, il n’est plus de fraction de l’humanité, aussi lointaine et arriérée qu’elle puisse encore paraître, qui ne soit, directement ou indirectement, en contact avec toutes les autres, et dont les émotions, les ambitions, les prétentions et les peurs ne concernent, dans leur sécurité, leur prospérité et leur existence même, celles auxquelles le progrès matériel avait semblé conférer une intangible souveraineté.

Dans un monde fini, la vogue de l’anthropologie – cet humanisme sans restrictions et sans limites – apparaît donc comme la conséquence assez naturelle d’un concours de circonstances objectives. Même si nous le voulions, nous ne serions plus libres de ne pas nous intéresser, disons, aux derniers chasseurs de têtes de la Nouvelle-Guinée, pour la raison bien simple que ceux-ci s’intéressent à nous, et que, comme un résultat imprévu de nos démarches et de notre conduite à leur égard, eux et nous faisons déjà partie du même monde et, bientôt, de la même civilisation.

Des cheminements insidieux amènent, par toutes sortes de détours connus et inconnus, les formes de pensée les plus éloignées les unes des autres, et les habitudes divergentes depuis des millénaires, à se compénétrer. En se répandant sur toute la Terre, les civilisations qui – à tort ou à raison – se jugeaient les plus hautes : la chrétienne, l’islamique et la bouddhiste, et, sur un autre plan, cette civilisation mécanique qui les rassemble, s’imprègnent de genres de vie, de modes de penser et d’agir, qui sont ceux-là même dont l’anthropologie fait son objet d’étude, et qui, sans que nous en ayons clairement conscience, les transforment par le dedans. Car les peuples dits « primitifs » ou « archaïques » ne tombent pas dans le néant. Ils se dissolvent plutôt, en s’incorporant, de façon plus ou moins rapide, à la civilisation qui les entoure. En même temps, celle-ci acquiert un caractère mondial.

Loin, donc, que les primitifs perdent progressivement leur intérêt, ils nous concernent chaque jour davantage. Pour se borner à un exemple, cette grande civilisation, dont l’Occident est justement fier et qui a fécondé la terre habitée, renaît partout « créole » ; elle se charge, en se répandant, d’éléments moraux et matériels qui lui étaient étrangers, et avec lesquels elle doit dorénavant compter.

L’anthropologie : une science sans objet ?

De ce fait, les problèmes anthropologiques cessent d’appartenir à une spécialité, ils ne sont plus réservés aux savants et aux explorateurs : de la façon la plus directe et la plus immédiate, ils sont devenus l’affaire des citoyens. À quoi donc tient le paradoxe ? (…) Dans la mesure où notre science s’est principalement attachée à l’étude des populations « primitives », on peut se demander si, au moment où l’opinion publique reconnaît sa valeur, l’anthropologie n’est pas sur le point de devenir une science sans objet. Car ces mêmes transformations, qui motivent l’intérêt croissant que l’on porte, sur le plan théorique, aux « primitifs », provoquent pratiquement leur extinction. Sans doute, le phénomène n’est pas récent ; inaugurant sa chaire d’anthropologie sociale, en 1908, James Frazer le signalait, en termes dramatiques, à l’attention des gouvernements et des savants. Et pourtant, il y a un demi-siècle, le rythme était sans commune mesure avec celui qui s’est instauré, et n’a fait que se précipiter, depuis.

On nous permettra de donner quelques exemples. De 250 000 au début de la colonisation, les indigènes australiens ne sont plus que 40 000 environ, et les rapports officiels les décrivent tantôt parqués dans les missions, tantôt au voisinage des exploitations minières, réduits – en lieu et place de la collecte et du ramassage des produits sauvages – au pillage clandestin des ordures, à la porte des baraquements ; tantôt enfin, chassés des plus ingrats déserts qui leur servaient de refuge, par l’installation de bases pour les explosions atomiques et le lancement des fusées.

Protégée par un milieu naturel exceptionnellement hostile, la Nouvelle-Guinée apparaît encore, avec ses quelques millions d’indigènes, comme le dernier sanctuaire des institutions primitives. Mais la civilisation pénètre si rapidement que les 600 000 habitants des montagnes centrales, totalement inconnus il y a vingt ans, fournissent déjà leur contingent de travailleurs à ces routes, dont les avions parachutent les poteaux indicateurs et les bornes kilométriques au-dessus de forêts inexplorées, ou encore une main-d’œuvre recrutée sur place, et transportée par air jusqu’aux mines ou aux plantations côtières. En même temps, s’installent, avec toute leur puissance destructrice, ces maladies importées contre lesquelles les indigènes n’ont encore acquis aucune immunité : tuberculose, malaria, trachome, lèpre, dysenterie, gonorrhée, syphilis, ou encore cette séquelle mystérieuse d’une civilisation qui l’a suscitée sans l’introduire : le kuru, dégénérescence génétique dont l’issue est mortelle et dont on ignore le traitement.

Au Brésil, 100 tribus se sont éteintes entre 1900 et 1950. Les Kaingang de l’État de São Paulo, qui étaient 1 200 en 1912, n’étaient plus que 200 en 1916, et sont 80 aujourd’hui. Les Munduruku, 20 000 en 1875, en 1950, 1 200. Des Nambikwara – 10 000 en 1900 – je n’ai pu retrouver qu’un millier en 1940. Les Kayapo de la rivière Araguaya, 2 500 en 1902, 10 en 1950. Les Timbira, 1 000 en 1900, 40 en 1950…

Comment s’explique un effondrement aussi rapide ? D’abord, par l’importation de maladies occidentales contre lesquelles l’organisme indigène n’a pas de défense. Je me contenterai de citer le sort d’une population du Nord-Est du Brésil, les Urubu, qui, très peu d’années après leur découverte, contractèrent la rougeole, en 1950. Sur 750 habitants, il y eut, en l’espace de quelques jours, 160 morts, et un témoin oculaire décrivit ainsi la situation :

« Le premier village était désert ; tous les habitants avaient fui, persuadés que la maladie était un être surnaturel qui attaquait les villages et auquel on pouvait échapper en se sauvant très loin. Nous les avons retrouvés dans la forêt où ils campaient, fuyant le mal dont ils étaient déjà les victimes, presque tous en proie à la maladie, épuisés, grelottant de fièvre sous la pluie, et, en raison des complications pulmonaires et intestinales, si délabrés qu’ils n’avaient presque plus la force d’aller chercher de quoi se nourrir ; même l’eau manquait, ils mouraient de faim et de soif autant que de maladie.

Les enfants rampaient sur le sol pour essayer d’entretenir les feux, sous la pluie, dans l’espoir de se réchauffer, les hommes, brûlant de fièvre, étaient paralysés, les femmes inconscientes repoussaient leur bébé cherchant le sein. »

Quand indigène est synonyme d’indigent

En 1954, sur le Guaporé à la frontière du Brésil et de la Bolivie, l’installation d’une mission incite quatre tribus différentes à se grouper. Il y eut là, pendant quelques mois, 400 personnes qui, toutes, ont été exterminées par la rougeole peu après… En plus des maladies infectieuses, les maladies de carence jouent aussi leur rôle : troubles moteurs, lésions oculaires, caries ; inconnues quand les indigènes vivaient selon leur genre de vie ancien, et qui apparaissent lorsqu’ils se trouvent localisés dans des villages, contraints à une alimentation qui n’est plus celle de la forêt.

À ce moment, les traitements traditionnellement éprouvés, tels que celui de blessures graves au moyen d’emplâtres de charbon de bois, deviennent inefficaces. Des maladies, pourtant habituelles, acquièrent une virulence telle que dans les verminoses, par exemple, les vers sortent par la bouche et par le nez des enfants.

D’autres conséquences sont moins directes. Ainsi, l’effondrement d’un genre de vie, ou d’une certaine organisation sociale. Les Kaingang de São Paulo, déjà cités, suivaient des règles sociales d’un type bien connu des ethnologues : l’effectif de chaque village était réparti en deux groupes, définis par la règle que les hommes d’une moitié épousent une femme de l’autre moitié et inversement.

Dès que la population diminue, dès que la base démographique s’effondre, un système aussi rigide ne permet plus à chaque homme de trouver une épouse, et, en conséquence, un grand nombre sont condamnés au célibat ; à moins qu’ils ne se résignent à ce qui leur apparaît comme un inceste – mais alors, à la condition que les unions restent stériles. Dans un tel cas, la population entière peut disparaître en l’espace de quelques années. (Ces indications sur la disparition des Indiens du Brésil proviennent, pour la plupart, d’un travail de l’éminent ethnologue brésilien, le docteur Darcy Ribeiro : « Convivio e Contaminaçao », Sociologia, vol. XVIII, n° 1, São Paulo, 1956.)

Dès lors, comment s’étonner qu’il soit de plus en plus difficile, non seulement d’étudier des populations dites « primitives », mais même d’en offrir une définition satisfaisante pour l’esprit ? Au cours de ces dernières années, les législations protectrices, en vigueur dans les pays où le problème se pose, se sont évertuées à réviser les notions admises. Mais ni la langue, ni la culture, ni la conscience de groupe ne peuvent plus être retenues : comme le soulignent les enquêtes du Bureau international du travail, la notion d’indigène s’estompe, et fait place à celle d’indigent (Bureau international du travail, Les Populations aborigènes, Genève, 1953).

Des peuples qui refusent d’être des objets d’enquêtes

Pourtant, nous n’avons là qu’une moitié du tableau. Dans d’autres régions du monde, des populations qui, du point de vue de leur étude, relevaient traditionnellement de l’anthropologie, se chiffrent par dizaines ou par centaines de millions, et elles continuent de s’accroître : il en est ainsi en Amérique centrale et en Amérique andine, en Asie du Sud-Est, en Afrique. Mais, pour y être menacées d’une autre manière, les positions de l’anthropologie ne sont pas devenues moins précaires. Au lieu d’être quantitatif, le péril est qualitatif, et cela de plusieurs façons. Objectivement, ces populations se transforment et leurs civilisations se rapprochent de celle de l’Occident, que l’anthropologie a longtemps tenue pour étrangère à sa compétence. Et surtout, d’un point de vue subjectif, il s’agit de peuples qui manifestent une intolérance croissante vis-à-vis des enquêtes ethnographiques. On connaît des cas où des musées régionaux dits « d’ethnographie » furent débaptisés, ne pouvant plus être tolérés que travestis en « musées des arts et traditions populaires ». 

Les universités des jeunes États qui ont récemment accédé à l’indépendance sont fort accueillantes pour les économistes, les psychologues, les sociologues ; on ne saurait dire que les anthropologues y sont également choyés. Tout se passe donc comme si l’anthropologie était sur le point de succomber à une conjuration, nouée par des peuples dont certains se refusent à elle physiquement – en disparaissant de la surface de la Terre – tandis que d’autres, bien vivants et en plein essor démographique, lui opposent un refus d’ordre psychologique et moral.

La façon de pallier le premier danger ne soulève pas de problème. Il faut hâter les recherches, profiter des dernières années qui restent pour recueillir des informations, d’autant plus précieuses qu’à la différence des sciences naturelles, les sciences sociales et humaines ne peuvent pas montrer leurs expériences.

Chaque type de société, de croyance ou d’institution, chaque genre de vie, constitue une expérience toute faite et préparée par une histoire millénaire ; elle est, en ce sens, irremplaçable. Quand le peuple où on peut la suivre aura disparu, une porte se fermera pour toujours, interdisant l’accès à des connaissances impossibles à acquérir autrement (…).

Le second danger est moins grave dans l’absolu, puisqu’il se manifeste dans des civilisations sur lesquelles aucune menace physique ne pèse ; mais il est beaucoup plus difficile à résoudre dans l’immédiat. Suffirait-il, en effet, pour dissiper la méfiance des peuples jadis promis à l’observation des anthropologues, de poser en principe que, désormais, nos enquêtes ne se feront plus à sens unique ? Et notre science retrouverait-elle ses assises, si des ethnologues africains ou mélanésiens venaient, en échange de la liberté qui nous serait conservée, faire chez nous ce que, naguère, nous faisions seuls chez eux ? 

Cette réciprocité serait souhaitable, car elle profiterait d’abord à notre science, qui, par la multiplication des perspectives, serait en mesure d’accomplir de nouveaux progrès. Mais il ne faut pas se faire d’illusion : elle ne résoudrait pas le problème, car la solution proposée ne tient pas compte des motivations profondes, sous-jacentes au refus qu’opposent, à l’anthropologie, les anciens peuples colonisés. Ceux-ci craignent que, sous le couvert d’une vision anthropologique de l’histoire humaine, on n’essaye de faire passer pour une diversité souhaitable ce qui leur apparaît, à eux, comme une insupportable inégalité. Si l’on nous permet une formule qui, sous la plume d’un anthropologue, exclut toute acception péjorative, même sur le plan de l’observation scientifique, les Occidentaux ne réussiront jamais – sinon, peut-être, comme un jeu – à tenir le rôle de « sauvages » vis-à-vis de ceux qu’ils dominaient naguère. Car, du temps que nous leur assignions ce rôle, ils n’avaient pour nous d’autre réalité que celle d’objets, que ce soit des objets d’étude scientifique ou de domination politique et économique. Tandis que, responsables à leurs yeux, de leur sort, nous leur apparaissons inévitablement comme des agents, vis-à-vis desquels il est beaucoup plus difficile d’adopter une attitude contemplative.

Par un curieux paradoxe, c’est, sans doute, par égard pour eux que beaucoup d’anthropologues avaient adopté la thèse du pluralisme (qui affirme la diversité des cultures humaines et conteste, par conséquent, que certaines civilisations puissent être classées comme « supérieures » et d’autres comme « inférieures »). Or, ces mêmes anthropologues – et, à travers eux, l’anthropologie tout entière – sont maintenant accusés d’avoir nié cette infériorité dans le seul but de la dissimuler, et donc de contribuer plus ou moins directement à ce qu’elle soit maintenue.

Science « du dehors », l’anthropologie devient une science « du dedans »

Si donc l’anthropologie doit survivre dans le monde moderne, il ne faut pas se dissimuler que ce sera au prix d’une transformation beaucoup plus profonde que celle qui consisterait à élargir son cercle (jusqu’à présent très fermé) – selon la formule un peu puérile par laquelle nous offririons aux nouveaux venus de leur prêter nos jouets, s’ils continuent à nous laisser jouer avec les leurs. L’anthropologie devra se transformer dans sa nature même, et confesser qu’il y a, en effet, une certaine impossibilité, d’ordre logique autant que moral, à maintenir comme objets scientifiques (dont le savant pourrait même souhaiter que l’identité fût préservée) des sociétés qui s’affirment comme des sujets collectifs, et qui, à ce titre, revendiquent le droit de changer.

Cette conversion de son objet d’étude implique aussi, pour l’anthropologie, une conversion des buts et des méthodes. Celle-ci apparaît heureusement possible, dès qu’on reconnaît comme une originalité de notre discipline qu’elle ne s’est jamais définie dans l’absolu, mais au sein d’un certain rapport entre l’observateur et son objet, et qu’elle a accepté de se transformer chaque fois que ce rapport a évolué. Sans doute, le propre de l’anthropologie a toujours été d’étudier « du dehors ». Mais elle ne l’a fait que parce qu’il était impossible d’étudier « du dedans ».

De ce point de vue, la grande révolution du monde moderne se traduit, sur le plan des sciences humaines, en ceci que des civilisations entières, prenant conscience d’elles-mêmes et acquérant – avec l’alphabétisation – les moyens nécessaires, sont à pied d’œuvre pour entreprendre, comme l’Europe à la Renaissance, l’étude de leur passé, de leurs traditions, et de tout ce qui en survit de façon féconde et irremplaçable, dans le présent.

Si donc l’Afrique – pour ne citer qu’un exemple – est sur le point d’échapper à l’anthropologie, elle n’échappera pas pour autant à la science. Seulement, au lieu que son étude dépende principalement d’anthropologues – c’est-à-dire d’analystes du dehors, travaillant par le dehors –, elle incombera désormais à des savants du cru, ou extérieurs, mais opérant avec les mêmes méthodes que leurs collègues locaux. Ce ne seront plus des anthropologues, mais des linguistes, des philologues, des historiens des faits et des idées. L’anthropologie acceptera joyeusement ce passage à des méthodes plus fines et plus riches que les siennes, certaine d’avoir rempli sa mission en maintenant, tant qu’elle était seule à pouvoir le faire, tant de richesses humaines dans l’orbite de la connaissance scientifique.

La diversité, raison d’être de l’anthropologie

Quant à son propre avenir, c’est en deçà et au-delà de ses positions traditionnelles, qu’il semble le mieux assuré. Au-delà, dans un sens d’abord géographique, puisqu’il nous faut aller de plus en plus loin pour atteindre les dernières populations dites primitives et qu’il en existe de moins en moins ; mais aussi dans un sens logique, puisque nous sommes poussés vers l’essentiel dans la mesure où, riches déjà d’un acquis considérable, nous en savons de plus en plus.

Enfin, en deçà, et également dans un double sens : l’effondrement de la base matérielle des dernières civilisations primitives fait de l’expérience intime un de nos derniers moyens d’investigation, à défaut des armes, des outils, des objets disparus ; tandis que la civilisation occidentale, devenant chaque jour plus complexe, et s’étendant à l’ensemble de la terre habitée, manifeste peut-être déjà, dans son sein, ces écarts différentiels que l’anthropologie a pour fonction d’étudier, mais qu’elle ne pouvait naguère atteindre qu’en comparant entre elles des civilisations distinctes et éloignées.

Là est sans doute la fonction permanente de l’anthropologie. Car s’il existe, comme elle l’a toujours affirmé, un certain « optimum de diversité » où elle voit une condition permanente du développement de l’humanité, on pourra être assuré que les écarts entre les sociétés et entre les groupes ne s’effaceront jamais que pour se reconstituer sur d’autres plans. Qui sait si les conflits de générations, que tant de pays vérifient en ce moment dans leur sein, ne sont pas la rançon qu’ils payent pour l’homogénéisation croissante de leur culture sociale et matérielle ? 

De tels phénomènes nous apparaissent comme pathologiques, mais le propre de l’anthropologie, depuis qu’elle existe, a toujours été, en les interprétant, de réintégrer dans l’humanité et dans la rationalité, des conduites d’hommes qui semblaient inadmissibles et incompréhensibles à des hommes. À chaque époque, l’anthropologie a ainsi contribué à élargir la conception prévalente, et toujours trop étroite, que l’on se faisait alors de l’humain. Pour envisager sa disparition, il faudrait concevoir un état de la civilisation où, quel que soit le coin de la Terre qu’ils habitent, leur genre de vie, leur éducation, leurs occupations professionnelles, leur âge, leurs croyances, leurs sympathies et leurs antipathies, tous les hommes seraient, jusqu’aux tréfonds de leur conscience, parfaitement transparents aux autres hommes.

Qu’on le déplore, qu’on s’en réjouisse – ou que, tout bonnement, on le constate –, le progrès mécanique et le développement des communications ne semblent pas nous y conduire. Or, tant que les manières d’être, ou de faire, de certains hommes poseront des problèmes à d’autres hommes, il y aura place pour une réflexion sur ces différences, qui, sous une forme toujours renouvelée, continuera d’être le domaine de l’anthropologie.

Claude Lévi-Strauss

Known for his studies and research at the University of Sâo Paulo in Brazil and the Institute of Ethnology in Paris, Claude Lévi-Strauss was formerly Deputy Director of the Musée de l'Homme in Paris. He was the director of research in the religious science section of the Ecole Pratique des Hautes Etudes and Secretary-General of International Council of Social Sciences in Paris.