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Les mathématiques de l'homme

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Dessin du carnet de voyage de Claude Lévi-Strauss (Brésil, 1935-1939).
© Claude Lévi-Strauss

Les mathématiques de l'homme échapperont au désespoir des « grands nombres » – ce radeau où agonisaient les sciences sociales perdues dans un océan de chiffres, affirme Claude Lévi-Strauss dans un article publié dans une publication de l'UNESCO, le Bulletin international des sciences sociales, en 1954, préconisant l'unification des méthodes de pensée. Il y décrit l’usage prometteur qui peut être fait de l’algèbre ensembliste dans les sciences de l’homme. Une notion, en particulier, retient son attention, celle de groupe de transformation : il en fera l’outil même de son analyse structurale. Extraits.

Claude Lévi-Strauss

Tout se passe, dans l’histoire de la science, comme si l’homme avait aperçu très tôt le programme de ses recherches et, celui-ci une fois fixé, avait passé des siècles à attendre d’être capable de le remplir. Dès le début de la réflexion scientifique, les philosophes grecs se sont posé les problèmes physiques en termes d’atome ; vingt-cinq siècles plus tard, et sans doute d’une manière qu’ils n’avaient pas escomptée, nous commençons à peine à meubler les cadres qu’ils avaient jadis tracés. Il en va de même pour l’application des mathématiques aux problèmes humains ; car c’est vers l’homme, bien plus que vers le monde physique, que s’orientaient les spéculations des premiers géomètres et arithméticiens. Pythagore était tout pénétré de la signification anthropologique des nombres et des figures ; Platon reste imbu des mêmes préoccupations. Depuis dix ans environ, ces méditations antiques ont trouvé un regain d’actualité (et) c’est peut-être dans les sciences humaines que l’évolution la plus sensationnelle s’est d’abord manifestée. Peut-être parce que ces sciences semblent, au premier abord, les plus éloignées de toute notion de rigueur et de mesure ; mais sans doute aussi en raison du caractère essentiellement qualitatif de leur objet qui leur interdisait de se cramponner, comme les sciences sociales l’ont fait si longtemps, à la remorque des mathématiques traditionnelles et qui leur imposait, au contraire, de se tourner d’emblée vers certaines formes audacieuses et novatrices de la réflexion mathématique. (…)

Ce que l’on peut reprocher aux psychologues expérimentaux du début de ce siècle, aux économistes et aux démographes traditionnels, ce n’est certes pas d’avoir trop regardé du côté des mathématiques, mais bien plutôt de ne pas l’avoir fait assez : de s’être bornés à leur emprunter des méthodes quantitatives qui ont, dans les mathématiques mêmes, un caractère traditionnel et largement démodé ; et de ne pas avoir aperçu la naissance de mathématiques nouvelles, en pleine expansion à l’heure présente – mathématiques que l’on pourrait presque appeler « qualitatives », si paradoxal que ce terme puisse paraître, puisque, désormais, elles introduisent l’indépendance entre la notion de rigueur et celle de mesure. Avec ces mathématiques nouvelles (qui ne font d’ailleurs que fonder et développer des spéculations anciennes), nous apprenons que le règne de la nécessité ne se confond pas inévitablement avec celui de la quantité.

Ni addition, ni multiplication, le mariage peut être mis en équations

À l’auteur de ces lignes, cette distinction est apparue clairement dans des circonstances qu’il lui sera peut-être permis de rappeler ici. Aux environs de 1944, alors qu’il se persuadait progressivement que les règles du mariage et de la filiation n’étaient, comme règles de communication, pas fondamentalement différentes de celles qui prévalent en linguistique, et qu’il devait donc être possible d’en donner un traitement rigoureux, les mathématiciens chevronnés auxquels il s’adressa d’abord le reçurent avec dédain : le mariage, lui dirent-ils, n’est assimilable ni à une addition, ni à une multiplication (moins encore à une soustraction ou à une division) et il est, par conséquent, impossible d’en donner une formulation mathématique. 

Cela dura jusqu’au jour où l’un des jeunes maîtres de l’école nouvelle, saisi du problème, expliqua que, pour faire la théorie des règles du mariage, le mathématicien n’avait nullement besoin de réduire celui-ci à un processus quantitatif ; en fait, il n’avait même pas besoin de savoir ce qu’est le mariage. Tout ce qu’il demandait, c’était d’abord que les mariages observés dans une société donnée puissent être réduits à un nombre fini de classes ; ensuite, que ces classes soient unies entre elles par des relations déterminées (par exemple, qu’il existe toujours la même relation entre la « classe » de mariage du frère et la « classe » de mariage de la sœur, ou entre la « classe » de mariage des parents et la « classe » de mariage des enfants). À partir de ce moment, toutes les règles du mariage d’une société donnée peuvent être mises en équations, et ces équations peuvent être traitées selon des méthodes de raisonnement rigoureuses et éprouvées, alors que la nature intime du phénomène étudié – le mariage – est hors de cause et peut même rester complètement ignorée.

Petits nombres, grands changements

Aussi simple et résumé qu’il soit, cet exemple illustre bien la voie dans laquelle la collaboration entre les mathématiques et les sciences de l’homme tend maintenant à s’engager. La grosse difficulté est venue, dans le passé, du caractère qualitatif de nos études. Pour les astreindre à un traitement quantitatif, il fallait ou bien tricher avec elles, ou bien les appauvrir sans remède. Mais nombreuses sont aujourd’hui les branches des mathématiques (théorie des ensembles, théorie des groupes, topologie, etc.), dont l’objet est d’établir des relations rigoureuses entre des classes d’individus séparées les unes des autres par des valeurs discontinues, et cette discontinuité est, précisément, l’une des propriétés essentielles des ensembles qualitatifs les uns par rapport aux autres, et c’est en cela que résidait leur caractère prétendument « incommensurable », « ineffable », etc. 

Ces mathématiques humaines, que ni les mathématiciens ni les sociologues ne savent exactement encore où aller chercher, et qui sont sans doute largement à faire, seront, en tout cas, bien différentes de celles grâce auxquelles les sciences sociales essayaient jadis de donner une forme rigoureuse à leurs observations. Elles veulent résolument échapper au désespoir des « grands nombres » – ce radeau où agonisaient les sciences sociales perdues dans un océan de chiffres ; elles n’ont plus pour objet ultime d’inscrire dans des courbes monotones des évolutions progressives et continues. Leur domaine n’est pas celui des variations infinitésimales décelées par l’analyse de vastes amoncellements de données. Le tableau est plutôt celui qu’offre l’étude des petits nombres et des gros changements provoqués par le passage d’un nombre à l’autre. Si l’on nous permet l’image, nous dirons qu’on se préoccupe moins des conséquences théoriques d’un accroissement de population de 10 % dans un pays de 50 millions d’habitants que des transformations de structure qui se produisent quand un « ménage à deux » devient « un ménage à trois ». 

En étudiant les possibilités et les servitudes qui s’attachent au nombre des participants de très petits groupes (qui, de ce point de vue, restent « très petits » même si les participants sont eux-mêmes des ensembles comprenant chacun des millions d’individus), on renoue sans doute avec une très ancienne tradition : car les premiers philosophes grecs, les sages de la Chine et de l’Inde, et, au cœur même de l’Afrique précoloniale et de l’Amérique précolombienne aussi, les penseurs indigènes, ont tous été préoccupés de la signification et des vertus propres aux nombres ; la civilisation indo-européenne, par exemple, avait une prédilection pour le chiffre 3, tandis que les Africains et les Américains pensaient plutôt par 4 ; des propriétés logico-mathématiques bien définies s’attachent en effet à ces choix. (…)

Penser à la fois sur les plans mathématique et sociologique 

L’immense majorité des spécialistes de sciences sociales sont encore, à l’heure actuelle, le produit d’une formation classique ou empirique. Bien peu, parmi eux, possèdent une culture mathématique et, même s’ils en ont une, elle reste souvent très élémentaire et très conservatrice. Les nouvelles perspectives ouvertes aux sciences sociales par certains aspects de la réflexion mathématique moderne imposent donc aux spécialistes des premières un considérable effort d’adaptation. Un bon exemple de ce qui peut être fait dans ce sens a été donné récemment par le Social Science Research Council des États-Unis, qui a organisé, pendant l’été de 1953 à Dartmouth College, dans le New Hampshire, un séminaire de mathématiques à l’intention des spécialistes de sciences sociales. 

Pendant huit semaines, six mathématiciens ont exposé à quarante-deux auditeurs les principes de la théorie des ensembles, de la théorie des groupes et du calcul des probabilités. 

Il faut souhaiter que ces tentatives se multiplient et se généralisent. (…) À cet égard, une tâche importante incombe à l’Unesco. Le besoin de la réforme des programmes se fait sentir dans tous les pays ; or les professeurs et administrateurs, qui ont reçu, en grande majorité, une formation traditionnelle, sont mal équipés intellectuellement pour la concevoir et pour la mener à bien. Une action internationale, confiée au très petit nombre de spécialistes qui, de par le monde, sont aujourd’hui capables de penser à la fois sur le plan mathématique et sur le plan sociologique, dans les termes de la situation nouvelle, semblerait donc particulièrement indiquée. L’Unesco rendrait aux sciences sociales un immense service si elle s’attachait à préparer une sorte de modèle théorique (qu’on pourrait ensuite modifier pour l’adapter aux situations locales) d’un enseignement des sciences sociales équilibrant la contribution traditionnelle de celles-ci avec l’apport révolutionnaire de la culture et des recherches mathématiques. 

Toutefois, on aurait tort de s’imaginer que le problème consiste simplement à réorganiser l’enseignement, de manière à permettre aux spécialistes de sciences sociales de bénéficier des plus récents progrès de la réflexion mathématique. Il ne s’agit pas seulement, ni même surtout, d’emprunter en bloc aux mathématiques des méthodes et des résultats achevés. Les besoins propres aux sciences sociales, les caractères originaux de leur objet imposent aux mathématiciens un effort spécial d’adaptation et d’invention.

Une algèbre pour les sciences humaines

La collaboration ne saurait être à sens unique. D’un côté, les mathématiques contribueront au progrès des sciences sociales, mais, de l’autre, les exigences propres à ces dernières ouvriront aux mathématiques des perspectives supplémentaires. En ce sens, il s’agit donc de mathématiques nouvelles à créer. Cette fécondation réciproque a été, pendant deux ans, l’objet principal du séminaire sur l’utilisation des mathématiques dans les sciences humaines et sociales qui a eu lieu à l’Unesco en 1953-1954 sous les auspices du Conseil international des sciences sociales et auquel ont participé des mathématiciens, physiciens, biologistes, du côté des sciences exactes et naturelles, et, pour les sciences humaines et sociales, des économistes, psychologues, sociologues, historiens, linguistes, anthropologues et psychanalystes. Il est encore trop tôt pour évaluer les résultats de cette expérience audacieuse ; mais quelles qu’aient été ses insuffisances, aisément prévisibles dans cette période de tâtonnements, le témoignage unanime des participants établit clairement que tous s’en sont trouvés enrichis. 

Car l’homme ne souffre pas moins, dans son être intime, de la compartimentation et des exclusives intellectuelles, qu’il ne pâtit, dans son existence collective, de la méfiance et de l’hostilité entre les groupes. En travaillant à l’unification des méthodes de pensée, qui ne sauraient être à jamais irréductibles pour les différents domaines de la connaissance, on contribue à la recherche d’une harmonie intérieure qui est peut-être, sur un autre plan que celui de l’Unesco, mais non moins efficacement, la condition véritable de toute sagesse et de toute paix.

 

 

 

Claude Lévi-Strauss

Auteur notamment de Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss est mondialement connu par les études qu'il a entreprises, tant à l'Université de Sao Paulo qu'à l'Institut d'Ethnologie de Paris. Membre de l'Académie française et professeur au Collège de France, Lévi-Strauss a été sous-directeur du Musée de l'Homme (Paris), directeur des recherches à la section des Sciences Religieuses de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes et secrétaire général du Conseil International des Sciences Sociales à Paris.