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Primitifs ?

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La destruction des Indes, part of the triptych by Haitian artist Edouard Duval-Carrié (Private collection).
© Edouard Duval-Carrié

Le terme implique une idée de commencement. Il désigne des peuples qui vivraient comme aux débuts de l’humanité ? Hypothèse séduisante mais prêtant à de graves confusions, selon Lévi-Strauss qui explique, dans cet article publié dans le Courrier, en août-septembre 1954, pourquoi la notion de société primitive est un leurre.

Claude Lévi-Strauss

On parlait autrefois des sauvages, et le terme semblait clair. Étymologiquement, le sauvage est l'habitant des forêts ; ainsi le mot désignait-il un genre de vie proche de la nature, rejoignant l'idée exprimée plus directement en allemand par le terme naturvolker. Mais – outre que les peuples désignés par ces termes ne vivent pas nécessairement en forêt, qu'on pense aux Eskimos ! – le mot sauvage a pris fort tôt un sens figuré, devenu facilement injurieux ; et de plus, la notion de proximité de la nature est équivoque : le paysan vit beaucoup plus près de la nature que l'habitant des villes et pourtant, tous deux participent de la même civilisation.

On s’est progressivement convaincu que l’humanité ne saurait être classée en fonction d’une distance de la nature plus ou moins grande, qui caractériserait les diverses sociétés. Car, ce qui distingue l’humanité en bloc de l’animalité, également prise en bloc, c’est que l’homme, par son usage universel du langage, d’instruments et d’objets manufacturés, sa soumission à des coutumes, des croyances et des institutions, relève d’un ordre irréductible à l’ordre naturel. Le monde de l’homme est le monde de la culture ; et celle-ci s’oppose à la nature avec la même rigueur et la même nécessité, quel que soit le niveau de civilisation considéré. Tout homme parle, fabrique des outils, et conforme sa conduite à des règles, qu’il habite un gratte-ciel ou qu’il vive dans une hutte de branchages au cœur de la forêt ; et c’est cela qui fait de lui un homme, non le matériau dont il construit sa maison.

Au terme de sauvage, l’ethnologie moderne préfère donc celui de primitif, et elle désigne ainsi un nombre énorme de sociétés – plusieurs milliers d’après une estimation récente – qu’elle croit pouvoir grouper sous ce nom en raison de certains caractères qui leur seraient communs. Mais quels sont ces caractères ? C’est ici que ces difficultés commencent.

Quel dénominateur commun ?

Écartons tout de suite le facteur numérique. Il a, sans doute, une signification globale : des sociétés de l’ordre de plusieurs millions constituent, dans l’histoire de l’humanité, un phénomène assez exceptionnel qui s’est trouvé limité à quelques grandes civilisations. Encore ne faut-il pas oublier que ces grandes civilisations sont apparues à des moments différents de l’histoire, dans des régions aussi éloignées les unes des autres que l’Orient et l’Extrême-Orient, l’Europe, l’Amérique centrale et méridionale. Mais en dessous de ce seuil, nous sommes obligés de noter des différences d’une telle amplitude que le facteur numérique ne saurait posséder une valeur absolue : certains royaumes africains ont groupé plusieurs centaines de mil- liers de personnes ; des tribus océaniennes, plusieurs milliers, mais on connaît aussi, dans les mêmes régions du monde, des groupements en apparence viable de quelques centaines, et même parfois de quelques dizaines de membres.

Enfin, les mêmes populations, parfois (ainsi les Eskimos et certaines tribus australiennes) connaissent une organisation extraordinairement souple permettant au groupe de se dilater, à l’occasion de fêtes ou pendant certaines périodes de l’année, comprenant alors plusieurs milliers de personnes, tandis qu’en d’autres saisons, ces vastes formations éclatent en petites bandes de quelques familles, parfois même d’une seule, qui se suffisent à elles-mêmes. Si une société de 40 personnes et une autre de 40 000 peuvent être au même titre appelées primitives, le facteur numérique ne saurait justifier à lui seul cette commune désignation.

Cultures placées en dehors de l’aire de la civilisation industrielle

Il semblerait que nous devions nous trouver sur un terrain plus sûr en considérant un autre caractère, incontestablement commun aux cultures que nous appelons primitives : elles sont toutes placées (ou du moins elles l’étaient jusqu’à une époque très récente) en dehors de l’aire de la civilisation industrielle. Mais cette fois encore, le critère proposé n’est-il pas trop vaste ?

On a souvent souligné, non sans raison, que le genre de vie en Europe occidentale ne s’était guère modifié depuis le début des temps historiques jusqu’à l’invention de la machine à vapeur : entre l’existence d’un patricien romain de l’Empire et celle d’un bourgeois français, anglais ou hollandais du 18e siècle, il n’y a pas de différence fondamentale. Pourtant, ni Rome du 2e siècle avant notre ère ni Amsterdam aux environs de 1750, ne sont comparables à un village mélanésien contemporain ni même à Tombouctou du milieu du 19e siècle. On ne saurait confondre les civilisations qui ont précédé dans le temps la naissance de la civilisation mécanique à celles qui se trouvaient en dehors, et qui le seraient restées vraisemblablement fort longtemps si celle-ci ne leur avait été imposée par d’autres.

En fait, c’est bien un aspect historique que nous avons dans l’esprit quand nous parlons de peuples primitifs. Le terme même implique une idée de commencement. Les primitifs ne sont-ils donc pas ces peuples qui ont préservé, ou conservé, jusqu’à l’époque actuelle, un genre de vie qui aurait été celui de l’humanité à ses débuts ? L’hypothèse est séduisante et elle est valable dans de certaines limites. Mais elle prête à de graves confusions.

D’abord, nous ne savons absolument rien des débuts absolus de l’humanité. Les premiers vestiges qui nous sont connus – armes et outils de pierre datant de quelques centaines de milliers d’années – ne sont certainement pas les premières manifestations du génie humain ; ils témoignent déjà de techniques complexes, qui ont dû se développer peu à peu ; et surtout, ces techniques sont uniformément les mêmes sur de très vastes étendues géographi- ques, ce qui implique qu’elles ont eu d’abord le temps de se propager, de s’influencer mutuellement jusqu’à devenir homogènes.

En second lieu, les peuples que nous appelons primitifsont tous – ou presque tous – la connaissance de certains au moins parmi des arts et des techniques apparus extrêmement tard dans le développement de la civilisation. Rappelons seulement, pour fixer les idées, que si les plus anciens outils de pierre taillée peuvent avoir un âge de l’ordre de 4 ou 500 000 ans, l’agriculture et l’élevage, le tissage, la poterie sont apparus à une période beaucoup plus récente, vieille seulement d’une dizaine de milliers d’années, peut-être moins. La « primitivité » des sauvages qui cultivent des jardins, élèvent des porcs, tissent des pagnes et fabriquent des marmites est donc toute relative par rapport à la durée globale de l’histoire de l’humanité. 

Mais, se demandera-t-on peut-être, n’y a-t-il pas au moins quel-ques-uns de ces peuples qui prolongent un genre de vie beaucoup plus ancien, proche de celui des hommes des premiers temps ? Quelques exemples viennent tout de suite à l’esprit : ainsi les Australiens et les Fuégiens qui mènent une vie nomade dans des régions semi-désertiques, vivant de chasse, de cueillette et de ramassage, ignorants de la poterie et du tissage, utilisant encore tout récemment des outils de pierre et dont les premiers nommés ignoraient jusqu’à l’arc, tandis que les seconds n’en possédaient qu’un type rudimentaire.

Peuples sans histoire?

Le progrès des connaissances ethnologiques a montré cependant que, dans ces cas et dans tous les autres qu’on aurait pu y joindre, la primitivité apparente est le résultat d’un régression, non la miraculeuse préservation d’un état ancien. Les Australiens n’ont pu gagner ce continent qu’en bateau ; c’est donc qu’ils ont connu la navigation oubliée depuis. Un changement d’habitat vers une région dépourvue d’argile de bonne qualité explique souvent la disparition de la poterie, parfois même de mémoire d’homme. La linguistique établit souvent que des peuples, que leur bas niveau de civilisation pourrait faire croire immobilisés et isolés sur place depuis les temps les plus reculés, ont été en contact pendant des millénaires avec toutes espèces de populations bien plus développées. Loin que ces prétendus primitifs soient sans histoire, c’est l’histoire qui explique les conditions très particulières où on les a découverts. 

Car il serait absurde de croire que, parce que nous ignorons tout ou presque de leur passé, les primitifs soient des peuples sans histoire. Leurs plus lointains ancêtres sont apparus sur la terre en même temps que les nôtres ; depuis des dizaines, et même des centaines de millénaires, d’autres sociétés ont précédé les leurs et pendant tout ce temps, au même titre que les nôtres, elles ont vécu, duré, et donc changé. Elles ont connu des guerres, des migrations de population, des périodes de misère et d’autres de prospérité ; elles ont eu de grands hommes qui ont marqué de leur influence les connaissances techniques, l’art, la morale et la religion. Tout ce passé existe ; seulement, elles n’en savent plus grand-chose, et nous-mêmes n’en connaissons rien. La présence et la pression latentes de ce passé disparusuffisent à montrer combien le terme de primitif, et la notion même de primitivité, sont fallacieux. Mais en même temps, notre atten- tion se trouve appelée sur le véritable caractère commun, et distinctif par rapport aux nôtres, de toutes les sociétés que nous désignons ainsi et donc sur la justification qu’on peut trouver à les confondre sous un même terme, aussi impropre qu’il puisse être.

Primitif – un terme fallacieux

Toutes ces sociétés – depuis le puissant empire des Incas, qui était parvenu à organiser plusieurs millions d’hommes dans un système économico-politique d’une rare efficacité, jusqu’aux petites bandes nomades de ramasseurs de plantes sauvages en Australie – sont comparables sous un rapport au moins : elles étaient, ou sont encore ignorantes de l’écriture. De leur passé, elles ne pouvaient conserver que ce qu’une mémoire humaine est capable de retenir. Cela reste vrai, même pour le petit nombre de celles qui avaient, à défaut d’écriture, développé certains procédés mnémotechniques (ainsi les cordelettes nouées péruviennes ou les symboles graphiques de l’île de Pâques et de certaines tribus africaines).

Bien que ces sociétés ne soient, à parler strictement, pas plus « primitives » que les nôtres, leur passé est néanmoins d’une autre qualité. Ce ne pouvait être un passé que l’écriture permettait de mettre en réserve, pour l’utiliser à chaque instant au profit du présent ; ce passé fluide n’était préservable qu’en petite quantité, et le surplus, au fur et à mesure qu’il se constituait, était condamné à s’échapper sans espoir de retour.

Pour emprunter une comparaison au langage de la navigation, les sociétés à écriture ont le moyen de garder trace de leur marche et donc de se maintenir, pendant une longue période, dans la même direction, tandis que les sociétés sans écriture sont réduites à une marche fluctuante qui peut, en définitive (et bien que le trajet parcouru soit aussi long dans les deux cas) les ramener très près de leur point de départ ou tout au moins les priver du moyen de s’en éloigner systématiquement, c’est- à-dire en un sens, de progresser.

On ne saurait donc trop recommander aux lecteurs – et aux savants eux-mêmes – de se méfier de termes aussi ambigus que ceux de sauvage, de primitif, ou d’archaïque. En prenant comme critère exclusif la présence ou l’absence d’écriture dans les sociétés que nous étudions, nous faisons d’abord appel à un caractère objectif, qui n’implique aucun postulat d’ordre philosophique ou moral. Et nous invoquons en même temps le seul caractère propre à interpréter la différence réelle qui les distingue de nous. La notion de société primitive est un leurre. Celle de société sans écriture nous fait au contraire accéder à un aspect essentiel du développement de l’humanité ; elle explique l’histoire, permet de prévoir l’avenir de ces peuples et peut-être de l’influencer. 

Claude Lévi-Strauss

Known for his studies and research at the University of Sâo Paulo in Brazil and the Institute of Ethnology in Paris, Claude Lévi-Strauss was formerly Deputy Director of the Musée de l'Homme in Paris. He was the director of research in the religious science section of the Ecole Pratique des Hautes Etudes and Secretary-General of International Council of Social Sciences in Paris.