Construire la paix dans l’esprit
des hommes et des femmes

Idées

L’humanitude ou comment étancher sa soif d’humanité

cou_02_17_samassekou_02_caption_copyright_bis.jpg

Promouvoir une relation au monde fondée sur la recherche de rapports non conflictuels et l'harmonie avec l'environnement s'avère nécessaire afin de relier à nouveau les hommes entre eux.

Devant la faillite du modèle occidental de développement qui met en avant la culture de l’avoir au détriment de la culture de l’être, il devient urgent de repenser un projet de société fondé sur l’humanitude, un concept qui explore l’ouverture sur l’Autre, seule issue possible d’un monde désenchanté.

Par Adama Samassékou

 

C’est devenu un lieu commun que de dire que notre monde, en prise aujourd’hui avec une crise multidimensionnelle qui s’éternise, va mal, très mal… Cette crise révèle en fait une perte de sens, renforcée par la tendance à l’uniformisation des cultures du monde induite par une mondialisation accélérée des marchés, conduisant à une véritable déshumanisation des relations entre les individus, les peuples, les États. Les défis environnementaux, énergétiques, démographiques, numériques qui se rajoutent aux inégalités et pauvreté, accentuent le sentiment répandu d’angoisse existentielle et de manque de confiance dans l’avenir.

Le « modèle de développement » le plus répandu aujourd’hui, fondé sur ce que j’appelle la culture de « l’avoir », du profit, a montré ses limites et la crise actuelle consacre sa faillite. Ce « modèle occidental » est à l’origine de l’eurocentrisme et de l’occidentalocentrisme qui caractérisent les relations internationales, qu’il s’agisse de biens matériels ou de productions intellectuelles. Dès lors, un changement de paradigme permettant de promouvoir les valeurs liées davantage à la culture de « l’être », devient impératif.

C’est dans cette perspective que j’ai proposé, voilà plusieurs années, d’explorer un nouveau concept, l’humanitude, en référence à la négritude, notion héritée de mon maître à penser, le poète martiniquais Aimé Césaire.

C’est par ce concept d’humanitude que je traduis ce que nous appelons en Afrique maaya (en bamanankan, langue bambara), neddaaku (en fulfulde, langue peule), boroterey (en langue songhay), nite (en langue wolof), ubuntu (dans les langues bantu) et j’en passe. Autant de termes qui signifient littéralement « la qualité d’être humain ».

 

Mémoire de rien, oeuvre de Berette Macaulay (Sierra Leone et Jamaïque)
Mémoire de rien, oeuvre de Berette Macaulay (Sierra Leone et Jamaïque)
© Berette Macaulay

En effet, les sociétés africaines ont toujours mis l’être plutôt que l’avoir au cœur de leur développement. Plus globalement, certaines sociétés non-européennes se caractérisent par une cosmovision qui met l’être au cœur de tout le processus de la relation au monde, caractérisée par une recherche permanente de rapports non conflictuels, apaisés, tendant vers le consensus avec les autres et l’harmonie avec l’environnement au sens large du terme. Cette conception du monde a également été longtemps partagée par l’Occident avant d’être dominée par une modernité voulant se fonder sur un fondamentalisme des marchés, du matériel et de l’accumulation individualiste.  

L’humanitude, c’est notre ouverture permanente à l’Autre, notre relation d’être humain à être humain, qui exige une relation solidaire permanente, sans calcul, un élan spontané d’accueil de l’Autre… cette humanitude qui permet de « relier l’homme à l’homme », selon la belle expression d’Aimé Césaire, et qui fonde la culture de l’être, à l’opposé d’une culture totalitaire de l’avoir qui induit des relations conflictuelles permanentes, d’acquisition, voire de domination.

Dans une intervention remarquable au colloque « Ubuntu », organisé à Genève (Suisse) en avril 2003, mon maître et ami burkinabé, le professeur Joseph Ki-Zerbo (1922‐2006), soulignait avec détermination : « L’essentiel donc pour l’exercice auquel nous sommes invités, c’est de porter au sommet de l’agenda et des luttes sociales planétaires aujourd’hui le concept, la question, la cause, le paradigme d’ubuntu comme antidote axial et spécifique de la mercantilisation de tout homme et de tous les hommes, par le néolibéralisme partisan de la société de marché. » Dans ce texte intitulé « Ubuntu ou “l’homme comme remède de l’homme” », paru ultérieurement dans l’ouvrage Repères pour l’Afrique, Panafrika (Silex/Nouvelles du Sud, Dakar, 2007), Joseph Ki-Zerbo poursuit son analyse, en précisant : « Ubuntu peut être l’outil le plus performant de cette tâche primordiale ; mais surtout, il doit constituer le but et le sens de la paix. Il ne s’agit pas ici de verser dans un culturalisme anthropologique ; mais face au rouleau compresseur de la pensée unique, il est urgent de désamorcer les conflits dont la violence structurelle du statu quo porte la charge… »

Ma conviction est aujourd’hui faite qu’au regard de la faillite des modèles de développement en cours, une réflexion devrait être entreprise pour envisager de concevoir un nouveau projet de société fondé justement sur le concept d’humanitude.

La grande rencontre internationale des sciences de l’homme, la première Conférence mondiale des humanités (CMH) qui se tient à Liège (Belgique) du 6 au 12 août 2017, est l’occasion d’approfondir ce concept.

En effet, la ville de Liège, « Cité ardente », autant par l’esprit que par l’industrie, cité multiculturelle au cœur de l’Europe, accueille une manifestation inédite, sous le Haut patronage de Sa Majesté le roi des Belges.

La faillite du modèle dominant

Pourquoi donc une Conférence mondiale des humanités ?

L’idée s’est imposée à moi en 2009, lors de mon premier mandat de président du Conseil international de la philosophie et des sciences humaines (CIPSH), organisation non gouvernementale créée sous les auspices de l’UNESCO en 1949.

Elle s’est imposée à moi à partir de trois constats.

Premier constat : faisant suite à des épisodes récurrents d’instabilité liés à la globalisation financière, la crise de 2008-2009, plus que financière ou économique, s’était muée en fait en une crise « totale ». C’était une crise sociétale qui a, d’une certaine façon, consacré la faillite du modèle dominant néolibéral et occidentalocentrique de développement, entraînant une véritable perte de sens.

Deuxième constat : la progressive marginalisation des sciences humaines dans le monde. Comment accepter que face à une telle situation d’interpellation très forte, celles et ceux qui ont la charge de nous éclairer sur la complexité des transformations sociales soient dans une posture d’immobilité ?

Troisième constat : la faible implication, voire l’absence ou la non prise en compte dans la production et la coopération intellectuelle mondiale des représentants des sciences humaines des régions hors d’Europe et de l’Occident. Une situation, aggravée par les risques de disparition des savoirs traditionnels et de la moitié des langues du monde, que l’on désigne désormais par les termes d’épistémicides et de linguicides.

C’est ainsi qu’il m’a paru évident et indispensable de proposer à l’UNESCO, en 2009, l’organisation d’une Conférence mondiale des humanités (CMH), la première du genre, appelée à consacrer la réhabilitation des sciences humaines dans le monde.

Une insupportable anxiété

 

Plan en relief de Shangai, par l'artiste chinois Liu Jianhua
Plan en relief de Shangai, par l'artiste chinois Liu Jianhua
© courtesy Liu Jianhua Studio

La question centrale pour la CMH est de discuter le rôle des sciences humaines dans un XXIe siècle qui est marqué par la diversité culturelle, l’échec de différentes formes de pensée unique, le besoin de réintroduire dans les raisonnements du quotidien la dimension du moyen et du long terme. Un siècle frappé par des changements globaux, des migrations croissantes, des tensions sociales et économiques, dont la résolution dépend largement des compétences interculturelles, de la compréhension de l’unité de l’humanité dans sa diversité et du besoin de renforcer les sciences, dans leurs rapports transdisciplinaires, ainsi qu’avec les arts et les technologies.

Un siècle qui aura démarré par le développement d’un terrorisme mondial n’épargnant aucune région du monde, aucun pays, frappant de manière aussi aveugle qu’inhumaine d’innocents citoyens, victimes d’une violence gratuite, barbare et indicible… Une insupportable anxiété traverse la planète d’autant que de telles violences, connues pendant les conquêtes coloniales ou les guerres de libération, restaient, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, relativement inconnues de l’Occident sanctuarisé, à quelques exceptions près.

Ainsi la CMH a pour objectif principal d’étudier comment les disciplines des humanités contribuent ou peuvent contribuer, à l’échelle nationale, régionale et internationale, à mesurer et à comprendre, pour aider à mieux les gérer, les transformations culturelles qui s’expriment dans des dimensions économiques, sociales et environnementales liées à la globalisation progressive des échanges.

Face donc à la crise sociétale, humaine, que nous vivons, face à un monde en panne où le processus de déshumanisation se développe et se renforce, la CMH ambitionne de construire un dialogue fécond des esprits du moment sur les défis, enjeux, connaissances nouvelles par lesquelles les humanités rendent notre monde plus lisible, moins opaque, moins antagoniste, moins meurtrier et par là même, c’est du moins notre commune espérance, plus humain.

Les humanités, c’est la célébration du génie des langues de l’homme, la connaissance du foisonnement de ses pratiques, sociales, politiques, économiques, artistiques…

Réhabiliter et refonder les sciences humaines

Le titre de la CMH, « Défis et responsabilités pour une planète en transition » situe clairement les enjeux de cette conférence. Selon l’UNESCO, les principaux défis de notre planète en transition sont : l’augmentation de la population ; la recomposition des territoires ; les flux migratoires ; les contraintes énergétiques et environnementales ; l’uniformisation culturelle dans le contexte de la mondialisation et à l’inverse, la structuration de nouvelles identités ; et l’avènement de la société numérique qui induit souvent une société duale.

Dans un tel contexte, marqué par un sentiment de faillite des modèles de développement, en particulier le modèle néolibéral qui semble s’imposer aux peuples du monde, il devient impératif de revisiter le rôle des sciences humaines au sein de nos sociétés contemporaines, rôle qui doit associer la double prise en compte des spécificités et des ressources propres à chaque culture – qui doivent être valorisées à bon escient – et des possibilités d’échange, de dialogue et d’enrichissement mutuel entre elles.

La CMH est donc une véritable mise en perspectives, pour la réhabilitation et la refondation des sciences humaines, pour un changement de paradigme permettant de réinventer un monde fondé sur le respect de sa riche diversité culturelle et linguistique et qui nous permettra de substituer aux relations conflictuelles de compétition une véritable solidarité universelle, seule susceptible d’aider à relever les défis de notre planète en transition !

Il s’agit, en somme, d’étancher la soif d’humanité de cette planète en vivant et en consacrant notre humanitude !

 

Adama Samassékou

Adama Samassékou (Mali) est président de la Conférence mondiale des humanités (CMH). Ancien ministre de l’Éducation nationale du Mali, il a présidé le Comité préparatoire du Sommet mondial sur la société de l’information (Genève 2002-2003). Adama Samassékou a également été le premier Secrétaire exécutif de l’Académie africaine des langues de l’Union africaine, institution spécialisée de l’Union africaine (ACALAN/UA), basée à Bamako. Après deux mandats de présidence du Conseil international de la philosophie et des sciences humaines (CIPSH), entre novembre 2008 et octobre 2014, il en est actuellement le président honoraire.