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Anthropocène : les enjeux vitaux d'un débat scientifique

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L’Homme de Vitruve en fonte. Le célèbre dessin de Léonard de Vinci recréé en 2011 sur la banquise arctique à 800 km du pôle Nord par l’artiste américain John Quigley avec l’aide de l’équipage du brise-glace Arctic Sunrise de Greenpeace.

Le terme d'Anthropocène a été forgé pour rendre compte de l'impact sur le climat et la biodiversité de l'accumulation accélérée de gaz à effets de serre, ainsi que des dégâts irréversibles causés par la surconsommation des ressources naturelles. Mais, faut-il faire de ce concept une nouvelle époque géologique ? Le débat fait rage parmi les scientifiques. Les solutions quant à elles tardent à venir. Nous faisons en effet face à un déni collectif, résultat d'une foi naïve dans le progrès, de l'idéologie consumériste et de puissants lobbies économiques.

Liz-Rejane Issberner et Philippe Léna

Le terme Anthropocène figure aujourd'hui dans le titre de centaines d'ouvrages et d'articles scientifiques et dans des milliers de citations, et son usage ne fait que croître dans les médias. Initialement proposé par le biologiste américain Eugene F. Stoermer, le terme a été popularisé au début des années 2000 par prix Nobel de chimie néerlandais Paul Crutzen, pour désigner l'époque dans laquelle l'action des hommes a commencé à provoquer des changements biogéophysiques à l'échelle planétaire. Ils avaient constaté que ces altérations éloignaient le système Terre du relatif équilibre dans lequel il se trouvait depuis le début de l'Holocène, il y a 11 700 ans. Ils ont proposé de situer symboliquement le début de cette nouvelle époque (web: under “époque géologique” link to COU_2_18_Repères) en 1784, année du perfectionnement de la machine à vapeur par James Watt (Royaume-Uni), qui correspond au début de l'utilisation des énergies fossiles et de la révolution industrielle.

De 1987 à 2015, un vaste projet scientifique pluridisciplinaire, le Programme international géosphère-biosphère (PIGB), a recueilli quantité de données sur les modifications anthropogènes des paramètres du système Terre. D'autres études entamées dans les années 1950, et basées à la fois sur des échantillons de glace ancienne de l'Antarctique et la composition actuelle de l'atmosphère, analysée depuis l'observatoire de Mauna Loa (Hawaï), ont mis en évidence une accumulation accélérée des émissions de gaz à effet de serre (GES), essentiellement du dioxyde de carbone (CO2). En 1987 est créé le Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat (GIEC), chargé d'évaluer l'impact climatique de ces phénomènes.

La grande accélération

Réunissant toutes ces données, le Suédois Johan Rockström, l’Américain Will Steffen et leurs collègues du Centre de résilience de Stockholm ont dressé en 2009 et en 2015 la liste des neuf frontières qu'il serait extrêmement dangereux de franchir, ce qui est pourtant déjà le cas pour quatre d'entre elles : le climat, la modification de la couverture végétale, l'érosion de la biodiversité ou défaunisation (la sixième extinction) et les flux biogéochimiques – les cycles du phosphore et de l'azote y jouant un rôle particulièrement crucial. Ils ont également montré que tous les indicateurs disponibles sur la consommation de ressources primaires, l'utilisation de l'énergie, la croissance démographique, l'activité économique et la dégradation de la biosphère, étaient montés en flèche après la Seconde Guerre mondiale, et ils ont appelé cette période la grande accélération. D'autres observateurs parlent même, depuis les années 1970, d'une période d'hyper-accélération. Ces tendances sont qualifiées de « non soutenables ».


Mauvais rêves, volet d’une série réalisée dans la zone interdite de Fukushima en 2013, par Guillaume Bression et Carlos Ayesta.

Métaphore ou véritable époque géologique ?

La reconnaissance que plusieurs paramètres du système Terre ont récemment commencé à évoluer hors du spectre de variabilité naturelle de l'Holocène semble faire consensus et il est de plus en plus accepté de parler d'Anthropocène pour en spécifier l'origine humaine. Une poignée de scientifiques a néanmoins décidé d'aller au-delà de la métaphore et de l'outil de référence pratique et interdisciplinaire : ils ont proposé que l'Anthropocène, comme l'Holocène ou le Pléistocène, soit officiellement élevé au rang des ères ou époques géologiques. Un Groupe de travail sur l'Anthropocène (AWG) s'est chargé de présenter cette proposition à l'Union internationale des sciences géologiques (IUGS). Mais pour qu'une nouvelle époque soit adoubée par les stratigraphes, il faut une rupture observable et universelle entre les couches sédimentaires de deux époques. Or, bien qu'on note la présence depuis les années 1850 de carbone anthropique dans les sédiments, cela n'est pas considéré comme suffisant. Le Groupe propose donc de situer le changement d'ère en 1950, date où divers composants chimiques et particules de plastique d'origine anthropique apparaissent dans les sédiments : c'est également le début de la grande accélération. De toute manière, une éventuelle non-reconnaissance de l'Anthropocène comme époque géologique n'invaliderait en rien l'usage scientifique du terme, tel qu'il se poursuit actuellement.

Malgré sa courte existence, le concept d'Anthropocène a donc déjà suscité plusieurs controverses. On a remis en cause le vocable lui-même. Historiens et anthropologues se sont interrogés sur cette référence à anthropos, l'être humain générique. Car, qui est responsable du franchissement des frontières biogéophysiques, sinon l'homme occidental et un certain système socioéconomique ? D'où la multiplication de propositions alternatives : Occidentalocène, Capitalocène, etc. D'autres, comme les spécialistes d'histoire globale ou environnementale, estiment qu'il n'existe pas de rupture ontologique et que le caractère exceptionnel de la croissance occidentale (la grande divergence) doit être replacé dans le temps long.  Selon eux, l'être humain a toujours, du moins au cours des 40 000 dernières années, exercé un impact croissant sur le milieu ambiant, contribuant, par exemple, à la disparition de la mégafaune américaine et australienne. Certains scientifiques plaident donc en faveur d'un Anthropocène long, avec des sous-périodes telles que l'industrialisation capitaliste (1850-1950) et la grande accélération. La plupart reconnaissent cependant la nécessité d'abandonner une vision linéaire et déterministe du temps historique.

Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, plusieurs scientifiques avaient alerté sur le caractère non généralisable et non durable du modèle économique occidental. Aucune frontière n'avait alors été franchie et l'humanité consommait moins d'une planète. Mais la dynamique était lancée. Au début des années 1970, la situation s'est aggravée, les alertes se sont multipliées et les données scientifiques se sont accumulées. En ces deux occasions, une bifurcation historique aurait été possible. Elle est devenue bien plus difficile aujourd'hui.  
 


OÙ ? – Personne ne porte de montre, une interprétation visuelle des distances que parcourt le plastique et du temps qu’il met à se dégrader, réalisée avec des débris plastiques collectées au large de la côte ouest de l’Écosse (Royaume-Uni).

Un déni collectif

Pourquoi refusons-nous de voir cela ? On peut citer plusieurs raisons : une foi aveugle dans le progrès et le développement, autrement dit dans un système qui augmente indéfiniment la quantité de richesses disponibles, et la croyance dans la capacité de la science et de la technologie à résoudre tous les problèmes et les externalités négatives (comme la pollution, par exemple) ; des intérêts puissants qui profitent de cette dynamique et se livrent à un lobbying intense ; la colonisation de l'imaginaire des consommateurs par les médias, qui créent une soif de consommation individuelle, tant à des fins de confort que pour se distinguer et être reconnu.

Il est surprenant que les sciences humaines et sociales se soient si longtemps tenues éloignées de cette problématique, qui détermine pourtant l'avenir de l'humanité. En plus d'être anthropocentriques par définition, elles ont estimé que le domaine était par excellence celui des recherches en sciences naturelles. L'émergence du concept d'Anthropocène leur confère la responsabilité d'examiner et d'expliquer comment les sociétés humaines ont été capables de provoquer des transformations d'une telle ampleur dans le modus operandi de la planète, et quel impact différencié elles exercent sur la carte du monde. Les sciences humaines et sociales devront développer et s'approprier des objets et savoirs nouveaux pour répondre aux questions soulevées par la nouvelle ère : catastrophes naturelles, énergies renouvelables, épuisement des ressources naturelles, désertifications, écocide, pollution généralisée, migrations, injustice sociale et environnementale...

On ne peut que s'étonner, également, de la lenteur et de la faiblesse des réactions des responsables politiques, et des sociétés en général. Une analyse mathématique des réseaux de citations montre que dans les articles scientifiques consacrés aux changements climatiques, le consensus s'est fait dès le début des années 1990. Compte tenu de l'aggravation de la crise, on comprend mal que les efforts de réduction des GES soient aussi timides. Quels obstacles empêchent les négociations internationales d'être plus efficaces ? Outre l'intentionnalité desdits obstacles, il y a sans doute une communication entre la science et la société qui manque de fluidité, du moins pour ce qui est de la question climatique. Aussi le GIEC a-t-il adopté une nouvelle approche pour son sixième Rapport d’évaluation (AR6), conçu de façon à sensibiliser les citoyens, non plus seulement les décideurs.


Photo aérienne témoignant de la déforestation dans le nord de l’État du Para au Brésil (2013).

Quelles solutions ?

Une des principales pierres d'achoppement de l'Anthropocène est que, pour y faire face, il faut résoudre le délicat problème de la justice environnementale. Le changement climatique va amplifier les risques existants et en créer de nouveaux pour les systèmes naturels et humains. Or ces risques sont distribués de façon inégale et touchent généralement davantage les individus et les groupes défavorisés. Mais il n'est pas facile de trouver la bonne solution à ce problème, compte tenu de l'hétérogénéité des pays en termes de niveau de développement, de taille, de population, de capital naturel et autres. De plus, l'empreinte écologique humaine dépasse déjà de 50 % la capacité de régénération et d'absorption de la planète, et 80 % de sa population vit dans des pays dont la biocapacité est déjà inférieure à son empreinte écologique. Un pays comme le Brésil (et d'autres pays du continent américain) possède encore un large excédent de biocapacité, bien qu'il consomme 1,8 planète. Mais 26 % de ses émissions de GES sont dues à la déforestation. Une part importante de son empreinte écologique provient de l'exportation de produits primaires à l'origine d'une bonne part de cette déforestation. Le système concurrentiel mondialisé cherche à s'approvisionner au moindre coût, encourageant l'extractivisme dans de nombreux pays et l'accaparement des terres dans d'autres.

Si l'on pouvait supprimer dès maintenant la totalité des émissions de CO2 des pays à haut revenu, cela ne réduirait pas suffisamment l'empreinte carbone mondiale pour rester dans les limites imposées par la biosphère jusqu'en 2050. Autrement dit, en dépit de leurs grandes différences de niveau économique et de dotation en ressources naturelles, tous les pays devront s'efforcer de remédier au problème le plus urgent de l'Anthropocène et opérer une réduction drastique de leurs émissions de GES.

Mais on tombe cette fois dans l'impasse qui ressurgit dans toutes les négociations internationales : cette « chasse aux coupables », qui fait que les pays répugnent à s'engager pour ne pas compromettre leur croissance économique et leurs emplois ni contrarier des intérêts puissants. La solution trouvée lors de l'accord de Paris, signé le 22 avril 2016, a été de demander aux pays des engagements volontaires, plutôt que d’imposer des critères établis à l’échelle de la planète. C'est-à-dire que chaque pays s’engage à atteindre des objectifs de réduction de ses émissions conformes à ce qu'il considère comme viable. Cette approche a contribué à surmonter les impasses et à rendre les actions possibles, mais elle a aussi créé un enchevêtrement de critères d'évaluation qui complique la comparaison des efforts nationaux.  Par ailleurs, en dépit de son caractère universel, ce traité international ne prévoit pas de sanctions contre les pays qui failliraient à leurs engagements. C’est un signe de la faible gouvernance de la question climatique qui, privée d'une institution mandatée pour ce faire, ne parvient pas à prendre le pas sur les intérêts économiques des pays et des entreprises.

Enfouis sous les contradictions, les dilemmes et l'ignorance, les problèmes environnementaux gravissimes de l'Anthropocène ne reçoivent pas dans les agendas des sociétés toute la priorité requise. Tout se passe comme si l'humanité, léthargique, attendait la fin du film et le moment où les héros viendront tout arranger et où nous serons tous heureux pour toujours.

En savoir plus :

Face au progrès: jusqu'où sommes-nous responsables?, Le Courrier de l'UNESCO, Mai 1998

Illustrations photographiques : 

 
Philippe Léna

Philippe Léna (France), géographe et sociologue, est chercheur émérite à l'Institut de recherche pour le développement (IRD-France) et au Muséum national d'histoire naturelle (MNHN-Paris, France).

 
Liz-Rejane Issberner

Liz-Rejane Issberner (Brésil) est économiste, chercheuse principale à l'Institut brésilien d'information en science et technologie (IBICT) et professeure au programme de troisième cycle des sciences de l'information  (IBICT et Université fédérale de Rio de Janeiro).