Les jeunes d'Afrique australe sont tout aussi talentueux que ceux du reste du monde. Mais la disparition des traditions locales et le manque de lieux pour canaliser leur créativité les enferment dans un vide culturel. Consommer des contenus à la pelle sur Internet ne leur suffira pas : il leur faut pouvoir accéder aux outils et aux moyens adéquats, et être guidés et encouragés afin qu’ils puissent forger leurs propres histoires.
Lucy Mushita
Le continent africain déborde de talents : musiciens, écrivains, poètes, philosophes, danseurs et autres... Ces artistes et leurs créations sont les vecteurs par lesquels les cultures se transmettent d'une génération à l'autre. Mais beaucoup vivent ou ont vécu en exil : l'écrivain kenyan Ngugi wa Thiong’o, le dramaturge nigérian Wole Soyinka, le romancier et chimiste congolais Emmanuel Dongala, l'auteur franco-congolais Alain Mabanckou et le musicien zimbabwéen Thomas Mapfumo, pour ne citer qu'eux. Certains de ces exilés africains enseignent dans des universités étrangères prestigieuses où ils sont appréciés à leur juste valeur, tandis que leurs étudiants restés au pays sont privés de ce savoir.
Pendant ce temps, la littérature orale traditionnelle disparaît de notre scène culturelle. Quand j'étais jeune – dans le petit village de Rhodésie du Sud, l'actuel Zimbabwe, où j'ai grandi au temps de l'apartheid –, j'ai vu mon identité et mes besoins culturels être nourris de la littérature transmise par les anciens à travers les histoires qu'ils nous contaient à la nuit tombée. Mêlant théâtre, chant et danse communautaires, ces « cours » ont complété notre éducation formelle.
C'est à l'école que j'ai lu les grands classiques de la littérature anglaise, française et américaine. Ils étaient très éloignés de notre réalité quotidienne, et dépourvus de toute idée pouvant nous inciter à croire que nous étions égaux aux Blancs. Mais, en dépit de la censure, ces lectures m'ont révélé un univers insoupçonné, m'ouvrant à d'autres cultures, à la pensée et à la réflexion philosophiques, ce qui m'a conduite à remettre en question le statu quo.
Les jeunes Africains d'aujourd'hui savent très peu de choses de leur patrimoine traditionnel, préférant passer leur temps à explorer le cinéma hollywoodien ou à jouer sur Internet. Au lieu de transmettre leur propre culture à leurs enfants et petits-enfants, et de les inciter à créer leurs propres travaux artistiques en prenant appui sur elle, ils paient pour un divertissement importé de l’étranger. Il s'ensuit que notre jeunesse est déconnectée à la fois de notre tradition et des œuvres des auteurs et penseurs contemporains africains.
Notre jeunesse est pourtant aussi talentueuse que celle du reste du monde. J'ai rencontré des jeunes filles et des jeunes garçons qui produisent la plus belle des musiques avec les instruments les plus rudimentaires, ou qui réalisent d'excellents courts métrages à l'aide de leurs smartphones, sans avoir jamais bénéficié d'aucune formation spécifique. Ils tireraient grand avantage des ressources offertes par les livres téléchargeables. Il en est de même des artistes visuels, qui auraient besoin de galeries pour exposer leur génie. Et il nous faudrait aussi des politiques de propriété intellectuelle pour protéger leurs travaux.
Un manque d'argent, vraiment ?
Quelles politiques les États d'Afrique australe pourraient-ils adopter afin de remplir ce vide culturel de contenus pertinents ? Comment aider les jeunes d'Afrique à réfléchir, au lieu de régurgiter tout ce qui leur passe sous le nez ? Comment faire pour que la région rejette les produits toxiques et fournisse à leur créativité une nourriture authentique ?
On invoquera comme toujours l'argument financier, dans bien des cas recevable. Mais je ferai remarquer que tous les pays d'Afrique australe, ou presque, dépensent des millions dans les stades de football et pour les salaires mirifiques des footballeurs. Il est vrai que le sport doit être encouragé et que les stades sont un investissement qui rapporte. Alors inventons une stratégie consistant à marier sport et culture : les recettes des stades serviraient, par exemple, à financer des bibliothèques, des cinémas, des théâtres ou des centres de pratique musicale.
Un autre argument politique fréquemment invoqué est que tout investissement devrait créer des emplois. Prenez l'exemple d'Hollywood, qui emploie des milliers, voire de millions de personnes, directement ou indirectement – ce qui profite économiquement aux États-Unis, outre le fait que cela lui permet d'utiliser son soft power. Maintenant que la technologie nous est devenue accessible, nous voici nous aussi en mesure de forger nos propres récits, à travers la littérature, le cinéma et l'art.
Une réussite africaine
La créativité n'a pas besoin d'être hors de prix. La maison d'édition italienne 66thand2nd a publié en 2016 La felicità degli uomini semplici (Le bonheur des hommes simples), recueil de nouvelles d'écrivains africains sur le football continental. Écrit en italien, vendu à 18 euros, il est inaccessible à la plupart des Africains. Par contre, Neria, un film d'auteur narrant le combat d'une femme, scénarisé par l'écrivaine et cinéaste zimbabwéenne Tsitsi Dangarembga et réalisé au Zimbabwe par son compatriote Godwin Mawuru en 1993, plus accessible, reste le plus gros succès commercial de l'histoire du cinéma zimbabwéen.
Alors qu'il était presque impossible à quelqu'un de ma génération d'embrasser le métier de romancière, la jeunesse africaine actuelle dispose à la fois des moyens et des outils pour le faire. Des femmes écrivaines et philosophes – comme Ken Bugul (Sénégal), Kidi Bebey (France et Cameroun), Nadia Yala Kisukidi (née en Belgique d'un père congolais et d'une mère franco-italienne), Virginia Phiri (Zimbabwe), Chimamanda Ngozi Adichie (Nigéria) – ont pris la plume, et l'Afrique doit les écouter et les soutenir. L'image de l'Afrique dans le monde reste encore trop souvent imprégnée d'esprit colonial. Une situation que les voix africaines, pourvu qu'on leur fournisse les bonnes plateformes, pourraient changer.
Avec cet article, le Courrier s’associe à la célébration, au mois de mai, de la Semaine africaine à l’UNESCO.
Photographie :
Kudzanai Chiurai