Philosophe italien, essayiste et historien, Benedetto Croce a fondé, en 1903, La Critica, une revue de critique culturelle, il est membre de l’Académie prussienne, de l’Académie britannique et de l’Académie américaine des lettres.

Pour le philosophe italien Benedetto Croce (1866-1952), l’UNESCO doit « provoquer un débat officiel, public et international, sur les principes qui sont nécessairement à la base de la dignité humaine et de la civilisation », afin que « la force de la logique, de la culture, des doctrines et la possibilité d'un accord fondamental [amènent] le triomphe des consciences libres sur l'obéissance à l'autocratie et aux principes totalitaires ». C’est ce qu’il soutient dans sa réponse à l’enquête de l’UNESCO sur les fondements philosophiques des droits de l'homme, envoyée de Naples, le 15 avril 1947, sous le titre : « Les droits de l'homme et le moment historique présent » (en italien).
Benedetto Croce
Les déclarations des droits (des droits naturels et inaliénables de l'homme, pour employer les termes de la déclaration française de 1789) sont toutes fondées sur une théorie que les critiques formulées en beaucoup de milieux ont réussi à démolir : c’est la théorie du droit naturel qui avait sa raison d'être aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, mais qui est devenue tout à fait insoutenable au point de vue philosophique et historique. Nous ne pouvons pas davantage discuter du caractère moral de ces droits, car la morale ne reconnaît pas de droits qui ne soient pas en même temps des devoirs, et pas d'autorité en dehors d'elle-même – ceci n'est pas un fait naturel, mais le premier principe spirituel.
Cela ressort d'ailleurs du rapport que vous m'avez envoyé [Mémorandum sur les droits de l’homme de l'UNESCO, du 27 mars 1947] qui dit que ces droits varient historiquement, abandonnant ainsi la base logique de ces droits, considérés comme des droits humains universels, et les réduisant, au plus, aux droits de l'homme dans l'histoire ou, en d'autres termes aux droits acceptés comme tels pour des hommes d'une époque déterminée. Ainsi, il ne s'agit pas de titres éternels, mais de simples faits historiques, reflétant les besoins de telle ou telle époque, et essayant d'y satisfaire. En tant que fait historique, la déclaration de 1789 avait son importance parce qu'elle exprimait un accord général qui s'était formé, sous l'influence de la culture et de la civilisation européennes du XVIIIe siècle (siècle de la Raison et des Lumières), sur l'impérieuse nécessité d'une réforme politique de la société européenne (y compris la société européenne en Amérique).
Aujourd'hui, toutefois, il n'est plus possible de se rendre compte du but de la déclaration, qu'il s'agisse de droits ou de besoins historiques, car c'est précisément l'accord sur cette question qui fait défaut et que l'UNESCO désire encourager. L'accord fait défaut, cela est évident, entre les deux courants les plus importants de l'opinion mondiale : le courant libéral et le courant autoritaire-totalitaire. Et, à vrai dire, ce désaccord, bien qu'il soit atténué dans son expression, se discerne dans le rapport que j'ai devant moi.
Cet accord pourra-t-il se faire ? Et par quels moyens ? En insufflant une nouvelle vigueur au courant du libéralisme qui, par sa supériorité morale, sa puissance de pensée et de persuasion, sa sagesse, sa prudence politique, l'emportera sur l'autre courant ? Ou se fera-t-il par une nouvelle guerre mondiale qui donnera la victoire à l'une ou à l'autre partie, selon les fortunes de la guerre, le cours des événements ou la Providence ? Et le courant immortel du libéralisme émergera-t-il de son antithèse, si celle-ci venait à être temporairement victorieuse ?
L’UNESCO envisage, je présume, le premier terme de l'alternative ou de la première hypothèse, et je n'ai pas besoin de vous dire que, pour ma part, je suis de cœur et d'âme en faveur de cette tentative, à laquelle chacun de nous doit travailler de toutes ses forces, et à laquelle je me suis consacré pendant près de vingt-cinq ans en Italie et ailleurs.
Mais, s'il en est ainsi, il sera impossible à une organisation de travail comme celle à laquelle vous me conviez et à l'activité de laquelle les représentants de tous les courants de l'opinion, et en particulier ceux des deux courants le plus directement opposés, participeront avec les droits égaux, de proclamer, sous la forme d'une déclaration des droits, une action politique commune, un accord qui n'existe pas mais qui devra, au contraire, émerger en fin de compte d'efforts opposés et convergents. Voilà le point qui doit être minutieusement étudié, car c'est le point faible.
Je ne vois même pas comment il pourrait être possible de formuler une déclaration qui constitue un compromis et ne serait pas vide de sens ou arbitraire. Il se peut que vous et vos collègues, quand vous vous mettrez au travail, découvriez la futilité et l'impossibilité de ce travail, et même, si vous me permettez de le dire, le danger de faire sourire les lecteurs de la naïveté des hommes qui ont conçu et formulé une telle déclaration.
À mon avis, un travail utile ne pourra être fait par l’UNESCO que de la façon suivante : provoquer un débat officiel, public et international, sur les principes qui sont nécessairement à la base de la dignité humaine et de la civilisation. Dans un tel débat, je ne doute pas que la force de la logique, de la culture, des doctrines et la possibilité d'un accord fondamental amèneront le triomphe des consciences libres sur l'obéissance à l'autocratie et aux principes totalitaires qui en sont encore à répéter les mêmes slogans et les mêmes sophismes pour avoir l'oreille du public.
Une fois que ce débat aura eu lieu, il sera sans doute possible de formuler une déclaration de certains droits et besoins historiques et contemporains dans une forme brève comme les Dix Commandements, ou un peu plus élargie s'il faut entrer dans les détails.
Lisez également l’article que Benedetto Croce a publié dans le numéro d’août 1949 sur Gœthe et l’Allemagne.