« Il est évident que les récents progrès scientifiques nous amènent presque au terme d'un cycle où la science risque d'apparaître comme l’un des principaux facteurs de l'asservissement de l'humanité », affirme W. A. Noyes (1898-1980), dans sa réponse à l’enquête de l’UNESCO les fondements philosophiques des droits de l'homme, qu’il a envoyée de Rochester (États-Unis), le 23 avril 1947. Deux ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le chimiste américain s’interroge sur la notion de « progrès » et sur les droits des scientifiques, dans son texte intitulé à l’origine « Science and the Rights of Man » (La science et les droits de l'homme).
William Albert Noyes, Jr.
Si l'introduction de la poudre à canon en Europe occidentale fut pour beaucoup dans la disparition de la féodalité, et si la Révolution française, qui aboutit aux campagnes de Napoléon, a ouvert de nouvelles possibilités à la science en faisant supporter à l'ensemble des populations le fardeau de la guerre, il est évident que les récents progrès scientifiques nous amènent presque au terme d'un cycle où la science risque d'apparaître comme l'un des principaux facteurs de l'asservissement de l'humanité. L'importance de son rôle pendant la guerre interdit que l'on considère aujourd'hui le savant comme un être libre et indépendant ; même à son corps défendant, son sort se trouve lié aux destinées militaires de tel ou tel pays. Les droits de l'homme et les droits du savant sont désormais inextricablement mêlés. La lutte du savant pour le maintien de sa liberté d'action a des répercussions importantes sur la lutte de l'humanité pour la prospérité et le bonheur.
Les moyens modernes de transport ont créé entre les différentes nations du monde une dépendance mutuelle qui n'existait pas jadis. Il n'est plus possible de considérer d'un oeil indifférent les fléaux qui sévissent dans les endroits les plus reculés du monde. De même, les foyers de misère ou d'agitation sociale, qui constituaient un danger de troubles à l'intérieur d'un pays, en quelque lieu du monde qu'ils apparaissent à l'heure actuelle représentent une menace pour toute la portion de l'humanité qui jouit d'un niveau de vie élevé. Il se peut même que le fait pour une nation de gaspiller ses ressources naturelles en vienne à revêtir une importance si considérable aux yeux d'autres nations qu'il mette en danger la paix mondiale. Nous commençons à peine à conserver nos ressources naturelles dans l'intérêt de la nation. Nous sommes encore loin de considérer ces ressources comme un atout qui doit être conservé dans l'intérêt du monde entier. La menace que cette évolution recèle pour certains droits de l'homme, considérés jusqu'à présent comme essentiels dans une société composée d'individualistes, est si évidente qu'il n'est pas besoin d'y insister.
Il résulte de ce qui précède que l'humanité en général, et les savants en particulier, se trouvent devant un authentique dilemme. Le conflit qui existe entre les aspirations nationalistes et le besoin très réel d'un idéal plus compréhensif n'est pas de nature à être résolu en quelques mois, ni en quelques années. Certes, il faudra nécessairement limiter certains droits du savant, et par conséquent certains droits de l'homme, dans l'intérêt commun. Mais le problème réel est de savoir si ces restrictions constitueront une telle atteinte à notre bonheur, une telle ingérence dans notre vie privée, que l'existence perdra tout sens véritable. La liberté de déplacement, de partager des informations, et même le libre choix d'un mode de vie, seront à ce point en prise avec la sphère politique, qu'il convient de n'envisager qu'avec la plus extrême prudence une ligne de conduite pour l'avenir.
Le premier devoir du savant est de faire en sorte que les taches noires, qui symbolisent le règne de la misère et de la maladie, disparaissent de la carte du monde. À cet effet, il sera nécessaire de développer l'enseignement des sciences, et d'imposer dans le même temps certaines lois qui limitent la liberté d'action individuelle dans des domaines touchant à la santé et à l'utilisation des ressources naturelles. Il est difficile mais non impossible de prendre de telles mesures sans porter atteinte aux droits de l'homme considérés comme les plus importants dans la civilisation de l'Europe occidentale et de l'hémisphère occidental.
Mais on ne pourra éviter que le progrès matériel aille à l’encontre de certains préjugés, en partie d'origine religieuse, profondément ancrés chez d'importantes fractions de la population du globe. Les conséquences sociales et politiques de ce que nous appelons d'habitude « le progrès » sont à ce point immenses, qu'il est difficile à l'heure actuelle de se lancer dans des considérations générales au sujet de l'avenir. Il existera toujours des différences de religion et d'idéologie politique. Différences qu'il faut cultiver, car chaque forme de culture peut contribuer, pour sa petite part, au bonheur de l'humanité. La question est, avant tout, de savoir si l'on pourra empêcher que ces différences deviennent des causes de guerre, car la guerre est le principal facteur de destruction des droits de l'homme.
Posséder une formation scientifique, c'est en principe être capable d'adopter une attitude objective, c'est-à-dire de juger des choses sur leur mérite, sans se laisser influencer par les préjugés. Certes, les savants sont loin de conserver toujours cette objectivité politique, mais ils devraient pouvoir appliquer une tournure d'esprit scientifique à l'étude des problèmes sociaux. La meilleure façon pour le savant d'aider à sauvegarder les droits de l'homme consiste peut-être à apprendre au monde à discuter librement de tout, sans animosité. Mais un idéal aussi élevé ne peut être atteint du jour au lendemain. L'intolérance du savant authentique à l'égard des erreurs de fait et des fautes de logique doit se nuancer d'une réelle tolérance à l'égard des postulats variables qui peuvent avoir cours dans le domaine social. Il est difficile d'atteindre la vérité absolue en physique. Il se peut que celle-ci demeure inaccessible dans la science des rapports humains.
L'avenir du monde entier exige que les animosités et les haines exaspérées s'apaisent. Les études sociales et psychologiques ne suffiront pas à les apaiser. Une bonne nourriture, un cadre convenable sont indispensables si l'homme doit détourner sa sensibilité personnelle des problèmes immédiats. Le premier objectif de l'homme politique doit être d'éviter la guerre à tout prix, et le premier objectif du savant doit être de libérer des soucis économiques toutes les couches sociales de toutes les nations. Si ces deux objectifs sont atteints, et si une ère de paix suffisamment longue est donnée, nous pourrons préciser peu à peu les droits de l'homme, et élaborer un code moral qui consacre l'adaptation de la race humaine à un monde régi par la science. Il faudra donc définir à nouveau les droits de l'homme, mais nous avons le ferme espoir que cette définition nouvelle pourra sauvegarder ceux qui sont essentiels au bonheur de l'humanité.
Découvrez également deux autres articles que W.A. Noyes a publié au Courrier en février 1959 :