Prêtre jésuite, Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) est un paléontologue, géologue et philosophe français.

Devoir absolu de travailler à se personnaliser ; droit relatif à être placé dans les meilleures conditions possibles pour se personnaliser ; droit absolu, au sein de l'organisme social, à ne pas être déformé par coercition externe, mais super-organisé en conformité avec ses évidences et ses aspirations personnelles. Voici les trois points à garantir dans toute nouvelle charte de l'humanité, préconisés par le philosophe français Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), dans ce texte rédigé le 22 mars 1947, sous le titre « Quelques réflexions sur les droits de l'homme ». C’était sa réponse à l’enquête de l’UNESCO les fondements philosophiques des droits de l'homme.
Pierre Teilhard de Chardin
Sous leur première expression, en 1789, les droits de l'homme ont principalement été la manifestation d'une volonté d'autonomie individuelle, « tout pour l'individu au sein de la Société » ; ceci impliquant l'idée que l'espèce humaine était faite pour s'épanouir et culminer en une pluralité d'éléments atteignant isolément, chacun pour soi, le maximum de leur développement. Telles semblent avoir été la préoccupation et la vision dominantes des humanitaires au XVIIIe siècle.
Or, depuis cette époque, par suite de l'importance prise par les phénomènes de collectivité dans le monde, les données du problème ont profondément changé. Nous ne pouvons plus en douter désormais. Pour d'innombrables raisons convergentes (accroissement rapide des liaisons ethniques, économiques, politiques et psychiques), l'élément humain se trouve définitivement engagé dans un processus irrésistible tendant à l'établissement sur Terre d'un système organo-psychique solidaire. Que nous le voulions ou non, l'humanité se collectivise, elle se totalise sous l'influence de forces physiques et spirituelles d'ordre planétaire. D'où le conflit moderne, au cœur de chaque homme, entre l'élément, toujours plus conscient de sa valeur individuelle, et des liens sociaux, toujours plus exigeants.
À la réflexion, ce conflit n'est qu'apparent ; biologiquement, nous le voyons maintenant, l'élément humain ne se suffit pas. Autrement dit ce n'est pas en s'isolant (comme on aurait pu le croire), mais en s'associant convenablement avec tous les autres, que l'individu peut espérer atteindre à la plénitude de sa personne, plénitude d'énergie et de mouvement et plénitude de conscience, surtout puisque nous ne devenons complètement « réfléchis » (c'est-à-dire « hommes ») chacun, qu'en nous réfléchissant mutuellement les uns dans les autres. Collectivisation et individuation (non pas d'autonomie, mais de personne) ne sont donc pas deux mouvements contradictoires entre eux. Toute la difficulté, seulement, est de régler le phénomène de telle façon que la totalisation humaine s'effectue, non pas sous compression externe mécanisante, mais par effet interne d'harmonisation et de sympathie.
De ce nouveau point de vue il apparaît immédiatement que l'objectif d'une nouvelle définition des droits de l'homme ne saurait plus être, comme jadis, d'assurer la plus grande indépendance possible à l'élément dans la société, mais de préciser sous quelles conditions l'inévitable totalisation humaine peut s'effectuer, non seulement sans détruire, mais de manière à exalter en chacun de nous, je ne dis pas l'autonomie, mais (chose toute différente) la singularité incommunicable de l'être que nous possédons.
Non plus organiser le monde en faveur et à la mesure de l'individu isolé, mais tout combiner pour l'achèvement (la « personnalisation ») de l'individu, par intégration bien conduite de celui-ci au groupe unifié en lequel doit un jour culminer organiquement et psychiquement l'humanité : voilà le problème.
Ainsi replacé dans le cadre d'une opération à deux variables (ajustement progressif interdépendant des deux processus de collectivisation et personnalisation), la question des droits de l'homme n'admet pas de réponse simple – ni générale. Du moins peut-on dire que toute solution proposée doit satisfaire aux trois conditions suivantes :
• Au sein d'une humanité en voie d'organisation collective, l'individu n'a plus le droit de rester inactif, c'est-à-dire de ne pas chercher à se développer jusqu'au bout de lui-même: puisque de son perfectionnement dépend le perfectionnement de tous les autres autour de lui.
• Autour des individus qu'elle groupe, la société doit, dans son propre intérêt, tendre à créer le milieu le plus favorable au plein développement (physique et psychique) de ce qu'il y a de plus original en chacun de ceux-ci. Proposition banale, en vérité ; mais dont les modalités d'application sont impossibles à fixer pour tous les cas, puisqu'elles varient avec le niveau d'éducation et avec la valeur progressive des divers éléments à organiser.
• Quelles que soient dans ce sens les mesures adoptées, un point capital doit être affirmé, et toujours maintenu : c'est que, en aucun cas, pour quelque fin que ce soit, les forces collectives ne peuvent obliger l'individu à se déformer ou se fausser (comme serait de reconnaître vrai ce qu'il voit faux, c'est-à-dire de se mentir à lui-même). Pour être légitime, toute limitation aux directions imposées à l'autonomie de l'élément par la force du groupe ne peut s'exercer que conformément à la structure interne et libre de cet élément. Autrement, une dysharmonie fondamentale se trouverait introduite au cœur même de l'organisme collectif humain.
Devoir absolu pour l'élément de travailler à se personnaliser.
Droit relatif de l'élément à être placé dans les meilleures conditions possibles pour se personnaliser.
Droit absolu de l'élément, au sein de l'organisme social, à ne pas être déformé par coercition externe, mais super-organisé intérieurement par persuasion, c'est-à-dire en conformité avec ses évidences et ses aspirations personnelles.
Trois points à expliciter et à garantir dans toute nouvelle charte de l'humanité.
Articles sur Teilhard de Chardin publiés au Courrier (Novembre 1981) :