Les dangers liés à l’eau affectent 80 % de la population mondiale et une grave crise hydrique se profile à l’horizon 2070. L’attitude business-as-usual n’est pas tolérable. La gestion de l’eau est une question scientifique, mais elle est aussi une affaire de politique, de gouvernance et de valeurs sociétales. Une nouvelle science transdisciplinaire s’impose d’urgence.
Howard S. Wheater
Les ressources mondiales en eau douce seront soumises au XXIe siècle à des pressions sans précédent. L’augmentation de la population mondiale et le développement économique entraînent une exploitation croissante des ressources en eau. D’ores et déjà, l’utilisation excessive de l’eau a pour conséquences la baisse du débit des rivières, la disparition des lacs et des zones humides et la baisse du niveau des nappes phréatiques.
L’exemple le plus spectaculaire de ce phénomène est la quasi-disparition de la mer d’Aral, en Asie centrale, qui était auparavant le quatrième lac salé du monde. Il s’est désertifié en l’espace de quarante ans et n’occupe plus que 10 % de sa superficie originelle à cause des ponctions d’eau réalisées en amont.
D’une manière générale, les effets de l’activité humaine sur les systèmes naturels sont si étendus que le terme « Anthropocène » a été créé pour désigner l’ère géologique actuelle [voir notre numéro Bienvenue dans l’Anthropocène, avril-juin 2018].
L’urbanisation (plus de la moitié de la population mondiale vit désormais dans les villes), la déforestation et le développement agricole (1,5 milliard d’hectares du globe) ont eu d’importantes répercussions sur l’hydrologie et la qualité de l’eau.
Menaces à l’échelle mondiale
Près de 80 % de la population mondiale est exposée à des niveaux élevés de menace pour la sécurité hydrique. Les zones urbaines et l’agriculture sont d’importantes sources de pollution de l’eau, menaçant la vie aquatique et exerçant des pressions croissantes sur les écosystèmes d’eau douce. En 2010, les spécialistes estimaient que dix à vingt mille espèces d’eau douce avaient déjà disparu ou étaient en danger.
Par ailleurs, il faudra accroître de 70 % la production alimentaire d’ici à 2050 pour répondre à la demande, selon des projections faites par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en 2012. Inévitablement, les pressions exercées sur l’environnement hydrologique pour satisfaire les besoins alimentaires et énergétiques d’une population humaine mondiale en hausse ne feront que croître.
Selon une étude de 2013 sur la pénurie d’eau, publiée dans le journal scientifique Hydrology and Earth System Sciences, environ la moitié de la population mondiale connaîtra une situation de stress hydrique grave entre 2071 et 2100.
Les transformations que l’homme a exercées sur l’environnement ont multiplié les menaces que l’eau fait peser sur sa vie, ses propriétés et l’infrastructure en général, comme l’ont montré les inondations de Houston, au Texas (États-Unis), en 2017. Dans cette zone qui s’est développée en dépit des risques connus d’inondation, ce sont 300 000 installations qui ont été touchées, provoquant l’évacuation de centaines de milliers de personnes et des dégâts estimés à plus de 125 milliards de dollars.
Dans un monde de plus en plus interconnecté, les répercussions des inondations et sécheresses ne se limitent pas à un niveau local. L’inondation qu’a connue la Thaïlande en 2011 a entraîné des pertes économiques, dues à la perturbation des chaînes mondiales d’approvisionnement en électronique, estimées à 46,5 milliards de dollars par la Banque mondiale. La vague de chaleur qu’a connue la Russie en 2010, et qui a pesé sur la production de blé et les prix alimentaires mondiaux, aurait été, comme le souligne le journal The Economist (février 2012), un facteur des troubles sociaux associés au « printemps arabe ».
Le réchauffement climatique récent a entraîné de profonds changements de l’environnement hydrologique. Les glaciers des montagnes Rocheuses canadiennes, par exemple, reculent rapidement (on s’attend à ce qu’ils aient largement disparu à la fin du siècle), et pourtant ils alimentent les principaux fleuves qui se déversent dans les océans Pacifique, Atlantique et Arctique.
Les forêts de l’Ouest canadien reculent aussi, en grande partie parce qu’elles ont été infestées par un insecte xylophage dont la prolifération a été favorisée par la chaleur inhabituelle des hivers.
Si l’Ouest canadien est un exemple régional, il faut noter que la moitié de la population mondiale dépend de l’eau des régions froides, où l’on peut s’attendre à ce que le réchauffement ait des effets d’une ampleur similaire. Une étude, publiée en février 2016 dans la revue Climatic Change, stipule que vers 2050, entre 0,5 et 3,1 milliards d’êtres humains seront exposés à une pénurie d’eau accrue causée par le changement du climat.
Nouvelles stratégies
Comment la communauté des hydrologues peut-elle réagir pour apporter les connaissances et les outils d’aide à la décision nécessaires pour relever ces défis ? Une science routinière avançant à petits pas n’est pas à la hauteur de la tâche. L’attitude business-as-usual n’est pas tolérable. Une nouvelle approche stratégique, à l’échelle mondiale, est indispensable.
Pour commencer, nous devons mieux comprendre l’environnement hydrologique dans le contexte d’une transformation environnementale et sociétale sans précédent. Ces questions sont transdisciplinaires. Par exemple, prédire les futures crues des rivières dans l’Ouest canadien exige de savoir comment les écosystèmes et l’agriculture réagiront au changement de climat.
Pour prévoir l’évolution du climat, il faut comprendre les changements qui sont en train de s’opérer dans les échanges surface-atmosphère, tels que l’expansion et la densification de la toundra arbustive dans le Nord : la prolifération de la végétation, et notamment des arbustes, qui vont de plus en plus absorber d’énergie solaire, contribuant ainsi au réchauffement climatique.
La seule chose qui soit certaine à propos de l’avenir, c’est qu’il sera des plus incertains quant à la question du climat et de ses interactions avec le développement socioéconomique humain.
Il faut donc gérer l’incertitude. Et vu la complexité des systèmes hydrologiques et de leur interdépendance avec le sol, l’énergie et les systèmes alimentaires à des échelles allant du local au mondial, gérer l’incertitude exigera des stratégies plus adaptatives et plus flexibles que celles d’autrefois. Le passé ne peut plus nous servir de guide fiable dans la prédiction de l’avenir.
Nous devons analyser la vulnérabilité et adopter des stratégies qui créent de la résilience, c’est-à-dire la capacité d’un système à absorber les chocs et à continuer de se régénérer sans changer d’état.
Une approche interdisciplinaire
Il est largement admis, par exemple, qu’il y a un hiatus entre la science produite pour évaluer les effets du climat et la planification hydrologique à long terme ou l’adaptation climatologique. En général, pour que la science puisse apporter des solutions efficaces, elle doit aborder les problèmes qui intéressent les décideurs, leur fournir des résultats et des outils en temps opportun et sous une forme exploitable, et y inclure l’apport des utilisateurs. C’est ce dernier point qui leur confère la crédibilité et la légitimité nécessaires pour résoudre les problèmes politiquement litigieux et socialement importants qui entourent aujourd’hui la gestion des ressources en eau.
C’est dire à quel point il est important que les scientifiques reconnaissent que l’engagement de toutes les parties prenantes est une nécessité, et non une option. Le nouveau paradigme de la recherche devrait inclure une connaissance approfondie des processus sociaux qui vont de pair avec un engagement efficace ‒ et réciproque ‒ de la science et de la politique.
Les parties prenantes locales sont une source importante de savoir. Les peuples autochtones, par exemple, détiennent des connaissances multigénérationnelles de leur terre et de ses interactions avec les forces naturelles [voir le dossier Grand angle de ce numéro]. Ce savoir doit être mis au profit de la science. C’est pourquoi, dans le cadre du programme Global Water Futures (GWF), au Canada, nous avons lancé, en avril 2018, un projet avec les collectivités autochtones du Canada pour travailler ensemble à une stratégie de recherche qui peut aider à résoudre les problèmes d’eau auxquels font face les collectivités autochtones.
Au bout du compte, les grands défis de la sécurité hydrique sont affaire de gouvernance. La question de savoir qui prend des décisions et comment celles-ci sont prises est donc cruciale.
Si la compréhension et la prédiction scientifiques des changements hydriques posent d’importants défis scientifiques, la gestion de l’eau en pose autant. La sécurité de l’eau au XXIe siècle est à la fois une question de science et de société. C’est pourquoi une nouvelle approche interdisciplinaire est nécessaire, qui établira des liens entre les sciences exactes et naturelles et les sciences sociales.
En résumé, pour prévenir une crise majeure de l’eau, nous avons besoin de développer de nouvelles connaissances scientifiques pour comprendre l’évolution des systèmes hydriques qui impliquent le rapport entre l’homme et la nature ; d’établir de nouveaux modes interdisciplinaires de collaboration scientifique pour saisir les interconnexions de ces systèmes et leurs implications sociétales ; d’intégrer à la recherche scientifique des savoirs locaux pour mieux répondre aux besoins des bénéficiaires ; et de mettre en place des mécanismes plus efficaces pour traduire les connaissances scientifiques en action sociétale.
Avec cet article, le Courrier s’associe à la célébration de la Journée mondiale de l’eau, le 22 mars.
Lire également dans Le Courrier de l’UNESCO
Financer la résilience naturelle : une nouvelle vague
Crise de l’eau à Angkor
Notre eau bien-aimée, malmenée
Plus d’informations
Programme mondial pour l’évaluation des ressources en eau (WWAP)
Rapport mondial des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau (WWDR)
La sécurité de l’approvisionnement en eau
La coopération scientifique
Photographie : Anastasia Mityukova