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Réflexions sur la liberté et l’art

« Les poètes ne sont pas les législateurs méconnus du monde », comme le veut la célèbre formule du poète britannique Shelley, « ils ne l’ont jamais été, et il vaut mieux qu’on fasse en sorte de les en persuader », écrit Wystan Hugh Auden dans ce texte inédit de 1947. Il s’interroge ici sur les limites de la liberté et de l’art, leurs potentiels et leurs interactions. Loin de la vision romantique de l’art qui lui conférait plus d’importance qu’il n’en a en réalité, l’écrivain anglo-américain prône la vision shakespearienne de l’art qui tend un miroir à la nature.

Wystan Hugh Auden

Qui dit liberté, dit liberté de choisir. On exerce cette liberté quand, confronté à deux ou plusieurs actions possibles, on décide de réaliser l’une en écartant toutes les autres. Les libres choix sont des choix tranchés. Les théologiens libéraux se sont bêtement enthousiasmés pour le principe de Heisenberg : l’incertitude de comportement convient peut-être aux électrons, mais elle ne suffit pas aux hommes libres.

Il y a trois types de choix :

1) les choix d’action : un homme assoiffé au milieu du désert n’est pas libre, non parce qu’il ne peut assouvir sa soif, mais parce qu’il n’a pas la possibilité de choisir entre boire et ne pas boire.

2) les choix de jugement de valeur : bien ou mal, vrai ou faux, beau ou laid, absolu ou relatif, obligatoire ou interdit.

Un homme qui n’a vu qu’une seule image n’est pas libre de décider si elle est belle ou laide. Un homme en proie à la colère ou à la peur n’est pas libre, parce qu’il n’a plus conscience d’aucun autre état et ne peut donc jauger sa colère ou sa peur.

3) les choix d’autorité : tel dieu, tel homme, telle organisation doivent être crus ou obéis, quoi qu’il en soit. Là encore, s’il n’y a ni conscience ni possibilité de choisir, il n’y a pas de liberté.

Les soifs spirituelles de l’homme sont totalement différentes de ses appétits naturels, comme la faim ou le désir sexuel. J’en compte deux : la soif de se libérer de sa propre condition et la soif de sa propre importance. L’une et l’autre peuvent être et sont souvent en conflit, car la première perçoit tout ce qui lui est « donné », que ce soit par sa nature propre ou par le monde qui l’entoure, comme une restriction de sa liberté et elle aspire à agir gratuitement, alors que c’est précisément et uniquement de ce qui lui est « donné » qu’elle peut tirer un sentiment d’importance. L’arbitraire absolu serait en même temps une trivialité absolue.

 

L’art comme jeu

L’une des tentatives humaines pour assouvir les deux est l’acte criminel gratuit, l’infraction à la loi pour le simple plaisir de l’enfreindre, où la loi fournit l’importance, et le fait de l’enfreindre affirme la liberté. Une autre tentative est le jeu, dont le joueur respecte les règles parce que c’est lui qui les a fixées. Dans le fond, toute forme d’art, toute science pure, toute créativité est en ce sens un jeu. La question « qu’est-ce que l’art ? » et la question « pourquoi l’artiste crée-t-il ? » sont des questions différentes.

Il me semble que ce qui provoque la créativité, quelle qu’elle soit, est le désir de réaliser quelque chose d’absolument nécessaire : le désir que cela débouche sur quelque chose d’important est secondaire.

Les règles d’un jeu lui donnent de l’importance aux yeux du joueur en le rendant difficile à jouer, en éprouvant et en prouvant ses dons innés ou ses compétences acquises. Le jeu étant moralement acceptable, qu’il faille ou non y jouer dépend simplement de ce qu’on y trouve ou non du plaisir, autrement dit, de ce qu’on soit ou non un bon joueur. Si on demande à un grand chirurgien pourquoi il opère, et qu’il est sincère, il ne répondra pas « parce que c’est mon devoir de sauver des vies », mais « parce que j’aime opérer ». Il peut tout à fait haïr son prochain et néanmoins lui sauver la vie du fait du plaisir qu’il éprouve à exercer ses compétences.

On doit donc dire qu’au sens le plus profond du terme, l’art et la science sont des activités frivoles, car ils dépendent des talents particuliers que le hasard nous octroie. Le seul aspect sérieux concerne ce que nous possédons tous en tant qu’êtres humains, cette volonté qui est qu’il faut aimer son prochain comme soi-même. Là, on ne peut pas parler de talent pour l’amour, ni de plaisir et de douleur. Si on demande au bon Samaritain pourquoi il a secouru l’homme tombé aux mains des brigands, il ne peut nous répondre, sauf pour rire, « parce que j’aime faire le bien », car le plaisir ou la douleur n’ont rien à voir là-dedans : il s’agit d’obéir au commandement « tu aimeras ». 

Un amour en commun

On distingue trois types de groupements humains :

1) les foules, c’est-à-dire deux individus ou plus, dont la seule caractéristique commune est d’être ensemble, par exemple : quatre étrangers dans un même compartiment de train.

2) les sociétés, c’est-à-dire deux ou plusieurs individus unis par le dessein de réaliser une action qui exige leur participation à tous, par exemple : un quatuor à cordes.

3) les communautés, c’est-à-dire deux ou plusieurs individus unis par un amour commun pour quelque chose d’autre qu’eux-mêmes, par exemple : une salle pleine de mélomanes.

Les sociétés ont une taille et une structure définies et le caractère de l’ensemble diffère de la somme des caractères des parties. Par suite, la volonté du membre individuel est subordonnée à la volonté générale de la société, quoi qu’il ait été établi. Un membre du quatuor à cordes doit avoir le pouvoir de décider si celui-ci doit jouer du Mozart ou du Beethoven, et les autres doivent lui obéir, que ce choix leur convienne ou non. Une société peut être en même temps une communauté, mais pas nécessairement. Il est tout à fait possible que le violoncelliste de notre quatuor haïsse la musique et ne joue que pour gagner sa vie. Une société est libre tant que celui de ses membres qui a l’autorité l’exerce avec le libre consentement de tous les autres. Les sociétés fonctionnent mieux lorsqu’elles sont libres, mais dans certains cas, une contrainte peut, et même doit être exercée pour obliger un membre récalcitrant à remplir sa fonction participative, la justification morale dépendant de deux facteurs :

1) l’importance de la fonction assumée par la société ;

2) la mesure dans laquelle le membre récalcitrant peut ou non être remplacé par un autre individu mieux disposé.

Tout comme les foules, les communautés n’ont pas de taille définie. Il est donc impossible de parler de « volonté générale » d’une communauté, puisque les individus qui la composent ne peuvent pas être en désaccord : ils font communauté précisément parce qu’en tant qu’individus, ils aiment tous la même chose (contrairement aux membres d’une foule qui n’ont aucun amour en commun). Dans le Time Magazine du 23 juin [1947], on lit que Vladimir Koretsky a déclaré à la Conférence des Nations Unies sur les droits de l’homme : « Personne ne devrait avoir aucun droit qui le place en désaccord avec la communauté. Quiconque est en désaccord avec la communauté n’est rien ». Si la traduction est exacte, V. Koretsky dit des absurdités.

Un individu peut être en désaccord avec une société (le violoncelliste peut jouer faux, par exemple), mais si les autres membres du quatuor aiment Mozart et que lui-même le déteste, cela signifie simplement qu’il y a deux communautés ‒ une communauté d’individus aimant Mozart et une communauté potentielle d’individus qui le détestent ‒, car une communauté peut commencer par un seul individu, tandis qu’une société n’existe que lorsque tous ses membres sont présents et correctement reliés.

Il existe deux types de communautés : fermée ou assujettie, et ouverte ou libre. Les membres d’une communauté fermée ont un amour commun, mais ils ne l’ont pas choisi, car ils ne connaissent pas d’autre amour à lui préférer, ou à rejeter au profit de celui qu’ils éprouvent. Les membres d’une communauté ouverte ont consciemment choisi leur amour parmi deux ou plusieurs amours possibles. 

L’art comme miroir

Si j’ai bien compris le mythe d’Orphée ou la définition de la catharsis chez Aristote, les Grecs avaient une théorie de l’art qui selon moi est fausse, et dont le monde est affligé depuis, qui est que l’art est une baguette magique destinée à susciter les bonnes émotions et à expulser les mauvaises, pour inciter à agir comme il convient. Si c’était le cas, comment alors répondre aux censures de l’art prônées par Platon dans La République ou par Tolstoï dans Qu’est-ce que l’art ?

Selon moi, la bonne définition est celle de Shakespeare tendant un miroir à la nature, c’est-à-dire que l’art ne modifie pas ce que je ressens, mais il me fait prendre conscience de ce que j’ai ressenti, ou de ce que je pourrais ressentir, et des relations effectives ou possibles entre mes sentiments. L’univers de l’art est un univers du miroir, autrement dit, une image possible du monde réel dans laquelle les émotions sont observées, dissociées de la passion immédiate qui les a engendrées. C’est le rôle de l’artiste que de créer ce miroir qui renvoie l’image du monde la plus juste et la plus complète possible. L’art médiocre déforme, l’art mineur ne reflète qu’un recoin infime ou trivial du monde.

L’art ne juge pas

L’art a deux valeurs : d’abord, il donne du plaisir, le plaisir de la curiosité futile ; ensuite, il élargit le champ de la liberté. S’il n’avait pas d’imagination, l’homme ne pourrait faire son choix entre deux voies d’action possibles sans emprunter les deux, ou porter un jugement de valeur sur un de ses sentiments avant d’avoir ressenti le contraire.

L’art ne pèse pas, et ne peut peser, sur le choix ou le jugement qui est finalement porté, il ne fait que le rendre plus conscient.

La lecture de Macbeth, par exemple, ne peut empêcher un individu de commettre un meurtre, mais celui qui a lu Macbeth sait mieux ce que c’est que d’être un meurtrier que celui qui ne l’a pas lu, si bien que, s’il décide d’en devenir un, il en est plus responsable.

L’art, en d’autres termes, n’est jamais un moyen de convertir une mauvaise communauté en une bonne, il est l’un des grands moyens par lesquels les communautés fermées se changent en communautés ouvertes.

L’art peut nuire de deux façons. Premièrement, en n’étant pas bon et en procurant par conséquent un mauvais type de plaisir. Lorsqu’il offre une image fausse du monde, qu’il flatte le spectateur en omettant les possibilités de mal ou qu’il le désespère en niant les possibilités de bien (ce qui, curieusement, peut également procurer du plaisir), il le blesse.

Deuxièmement, et c’est plus grave encore, parce que plus l’art est bon et plus le danger est grand, il peut enfermer le spectateur dans la paralysie voluptueuse de la contemplation de soi, si bien que, comme Hamlet, il n’effectue plus aucun choix. Le narcissisme : voilà le danger du grand art. Narcisse ne tombe pas amoureux de son propre reflet parce qu’il est beau, mais parce qu’il est le sien, avec toutes ses possibilités sans fin. 

On peut raconter ce mythe autrement, et faire de Narcisse un idiot hydrocéphale. En s’apercevant dans la mare, il s’écrie : « Ça ne me va pas si mal, cette tête ! » Ou bien, Narcisse n’était ni beau ni laid, mais simplement aussi banal qu’est le mari de Thurber* : découvrant son reflet dans la mare, il s’exclame : « Excusez-moi, mais on s’est pas déjà rencontrés quelque part ? »

L’art peut encourager la formation de deux types de mauvaises communautés, la communauté de ceux qui ont une image fausse d’eux-mêmes, et une parodie de communauté libre dans laquelle la connaissance du bien et du mal est tournée contre la volonté, jusqu’à ce que celle-ci devienne trop faible pour choisir l’un ou l’autre.

Toute œuvre d’art est le point de mire de la communauté potentielle des individus qui l’apprécient ou qui pourraient le faire. Cette communauté est libre : en effet, l’artiste aurait pu créer autre chose, mais il a choisi de produire cette œuvre-là, et vice versa, les spectateurs ou les lecteurs auraient pu choisir de regarder ou de lire autre chose, mais leur choix s’est porté sur celle-là. Si un artiste crée une œuvre qu’il est le seul à apprécier, ou qu’un spectateur ne parvient à trouver aucune œuvre qui lui plaise, il n’y a pas absence de liberté : il n’y a simplement pas de communauté.

La liberté peut être entravée de deux façons : l’artiste peut être contraint de modifier son œuvre, si bien que le caractère de la communauté sera différent de ce qu’il aurait été si on l’avait laissé faire, et on peut empêcher les gens d’accéder à son œuvre, si bien que la communauté sera moins nombreuse qu’elle aurait pu l’être. 

La censure

La censure peut prendre deux formes, une censure économique non planifiée – quand l’artiste n’a pas les moyens de créer ce qu’il veut ou bien quand le public n’a pas assez d’argent pour accéder à son œuvre –, et la censure planifiée de l’autorité. Économiquement, le meilleur moyen d’atteindre la liberté dans l’art est qu’il y ait la plus grande diversité possible d’éditeurs, de libraires, de bibliothèques, de galeries, etc., et que certains, mais pas tous, soient de grande dimension. S’il y a trop de nouvelles entreprises, et surtout, s’il y a un monopole d’État, la diversité des œuvres en circulation se réduit invariablement, même en l’absence d’une censure délibérée. Si elles sont toutes de petites tailles, les coûts sont trop élevés pour une part du public potentiel.

Un obstacle auquel le libéralisme s’est si souvent heurté tient au fait que nous trouvons plus facile de respecter la liberté de ceux qui nous indiffèrent que celle des personnes que nous apprécions. Un parent ou un gouvernement qui croit que quelque chose est bon ou vrai sait pertinemment qu’il est possible que ses enfants ou son peuple choisissent ce qui selon lui est mal ou faux ; et que, s’ils font le mauvais choix, ceux qu’il aime souffriront et lui-même souffrira avec eux ; en outre, lui-même et ceux qu’il aime n’appartiendront plus à la même communauté.

Pourtant, aimer son prochain comme soi-même implique précisément d’accepter qu’il puisse commettre ses propres erreurs et de souffrir avec lui lorsqu’il en souffrira, car aucun homme ne peut vouloir consciemment ne pas être responsable de ses pensées et actions, quel qu’en soit le coût. Tout homme sait faire la distinction entre ses droits et ses devoirs, il sait qu’il a le devoir de choisir le bien, mais aussi le droit de choisir le mal, il sait que, comme l’écrit Kafka : « On ment le moins possible seulement quand on ment le moins possible, et non quand on en a le moins l’occasion ». 

Les autorités, plus préoccupées par le fait que leurs administrés fassent le bon choix que de leur donner le pouvoir de choisir, sont toujours tentées d’aller au plus court. À court terme, un homme passionné agit plus vite et plus efficacement qu’un homme qui a atteint le stade réflexif du désir. C’est pourquoi, le plus souvent, les autorités voudront que l’artiste suscite chez les autres une passion pour le bien, plutôt que de les rendre conscients du bien et du mal : ils feraient de lui, s’ils le pouvaient, l’auteur du « noble mensonge » de Platon.

L’art n’a quasiment jamais été censuré pour des raisons esthétiques parce que les artistes ont rarement exercé le pouvoir. C’est sans doute préférable, car si cela ne dépendait que de moi, par exemple, les personnes surprises en train de lire Shelley ou d’écouter Brahms seraient condamnées aux mines de sel, et la possession d’un juke-box punie de la peine capitale.

La censure a généralement deux causes : soit le caractère immoral de l’œuvre, c’est-à-dire qu’elle incitera le public à agir de façon immorale ou illégale, nuisant ainsi au bon fonctionnement de la société ; soit son caractère hérétique, c’est-à-dire qu’elle incitera le public à adopter d’autres valeurs que celles prônées par le pouvoir, et à quitter sa communauté pour en rejoindre une autre. La censure implique toujours deux choses : qu’il y ait un public potentiel de l’œuvre et que ses membres soient incapables d’effectuer un choix responsable. Elle est par conséquent tolérable dans deux cas seulement : celui des mineurs qui sont légalement présumés être encore incapables d’un choix responsable, et celui des adultes qui ont choisi leur censeur et sont libres de lui tourner le dos lorsqu’ils cesseront de croire en son autorité. L’Église catholique romaine, par exemple, ne viole pas la liberté de ses membres en mettant des livres à l’index, parce que personne n’est obligé d’être catholique romain, et que choisir d’en être un implique nécessairement de croire en l’autorité de l’Église, qui décide de ce que les fidèles ont le droit de lire. 

Aucun État n’a ce droit, parce qu’on devient membre d’une société politique à sa naissance, ce qui est le fruit du hasard, et non d’un choix.

Révolutions et liberté humaine

Chaque grande révolution de l’histoire défend un aspect particulier de la liberté humaine, avec sa figure emblématique. Toutes instaurent leur type de liberté une bonne fois pour toutes. Mais chacune voit sa réussite menacée par l’allégation fallacieuse qu’elle est la révolution par excellence, autrement dit, que l’aspect de la liberté qu’elle défend est la seule liberté qui compte.

Dans la mesure où l’aspect particulier que chaque révolution défend se trouve ostensiblement ignoré par la révolution suivante, elle a tendance, dans sa juste critique de l’échec de celle-ci, à être hostile à la liberté pour laquelle cette dernière s’est battue. Néanmoins, le sort de toutes les révolutions étant lié, elles aboutissent ou échouent ensemble : si une révolution n’a pas gagné la bataille, celle qui la suit ne peut pas mener la sienne. Dans toute révolution, par conséquent, les gains des révolutions précédentes doivent être défendus pour que celle qui est en cours aboutisse.

La révolution pontificale des XIe et XIIe siècles a donné à l’individu la liberté de choisir entre plusieurs loyautés, son droit de quitter une communauté pour une autre, son droit d’appartenir à deux communautés en même temps. Ses figures emblématiques sont le prêtre contemplatif international et le soldat militant local.

La révolution de la Réforme, au XVIe siècle, a donné à l’individu la liberté de choisir sa carrière, son droit de quitter la société à laquelle appartenait son père pour en rejoindre une autre. Sa figure emblématique est l’homme de métier.

La Révolution française et la révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles ont donné à l’individu talentueux la liberté de se développer librement et de concourir pour capter l’attention du public, et à l’esprit individuel le droit de transformer la communauté ou de diriger une société lorsqu’il en est capable. Figaro en est la figure emblématique. « L’esprit seul peut tout changer / De vingt rois que l’on encense / Le trépas brise l’autel / Et Voltaire est immortel. »

Un parmi d’autres dans la foule mondiale

Notre révolution du XXe siècle s’efforce de donner au corps individuel la liberté d’obtenir ce qui le satisfait, de s’épanouir et d’être en bonne santé. Sa figure emblématique est l’homme nu anonyme avec sa plaque d’identité numérotée, qui n’est encore membre d’aucune société ou communauté, mais seulement un parmi d’autres dans la foule mondiale.

D’où le souci de notre époque pour la médecine et l’économie, son activisme, son hostilité envers cette conquête de la Révolution française qu’est la liberté de parole et de pensée, perçue comme une menace pour l’action unanime. Tous, sur le plan physique, sont réellement égaux dans leurs besoins, et peu importent les différences individuelles de tempérament ou de talent.

Dans notre révolution, donc, axée sur la libération des besoins matériels**, toutes les libertés conquises par les révolutions précédentes sont menacées comme elles ne l’ont jamais été. La Révolution française est reniée partout où existe une presse contrôlée et une censure de l’art et de la science ; la Réforme est reniée partout où un État dicte à l’individu la carrière qu’il doit suivre ; la révolution pontificale est reniée partout où un État monolithique revendique une autorité inconditionnelle.

L’individu talentueux aujourd’hui se retrouve puni des grands airs qu’il s’est donnés depuis deux siècles. Les poètes ne sont pas les législateurs méconnus du monde, ils ne l’ont jamais été, et il vaut mieux qu’on fasse en sorte de les en persuader. Ceux qui ont prêché la doctrine de l’Art pour l’art ou de l’art comme un luxe étaient bien plus proches de la vérité, mais alors, ils n’auraient pas dû considérer la relative frivolité de leur vocation comme une preuve de leur supériorité spirituelle sur le travailleur utile et sans talent. Dans les faits, le censeur moderne et l’artiste romantique partagent le même point de vue : pour eux, l’art est plus important qu’il ne l’est en réalité. 

Quel rôle pour le poète ?

« Hier il était rose, aujourd’hui il est bleu. L’infirmière s’interroge : qu’est-ce que j’y peux ? », chante le poète dans la chambre du malade. Si celui-ci ou l’infirmière lui rétorquait : « Pour l’amour du ciel, cesse de fredonner et apporte-moi de l’eau chaude et des pansements », ce serait beaucoup mieux. Mais ils ne le font pas. L’infirmière s’exclame : « Dites au patient que je suis la seule à pouvoir le soigner et je vous donnerai un passeport, des cartes de rationnement supplémentaires et des billets gratuits pour l’opéra. Si vous lui dites autre chose, j’appelle la police ». Et le malade, en plein délire, implore : « Persuadez-moi que je vais bien et je vous donnerai un duplex et une jolie maîtresse. Si vous en êtes incapable, alors je ne vous écouterai pas ».

Peut-être le poète, s’il aimait vraiment le malade et l’infirmière comme lui-même, se tairait-il pour aller chercher de l’eau chaude, mais tant qu’il continuera de chanter, il est un commandement auquel son chant doit obéir : « Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain ».

 

Ce texte de W. H. Auden, publié dans le Courrier de l’UNESCO avec l’aimable autorisation de ses ayants droit, est la réponse de l’écrivain à l’enquête que l’UNESCO a lancée en 1947 sur les fondements philosophiques des droits de l’homme. Cette enquête fait l’objet du dossier Grand angle de notre numéro d’octobre-décembre 2018, Droits de l’homme : retour vers le futur.

 

* « Le mari » est un personnage qui revient souvent dans l’œuvre de l’écrivain et humoriste américain James Thurber (1894-1961).

** Le premier impératif posé par le réformateur britannique William Beveridge en 1942, face aux importants problèmes qui se posaient à la Grande-Bretagne, était la libération du besoin, de supprimer le besoin par une redistribution des revenus au sein des classes laborieuses. Des parties importantes de cette réforme ont été mises en œuvre par le gouvernement travailliste de Clement Attlee à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.

Photographie : PEJAC

About the authors

Poète, dramaturge, critique et librettiste anglo-américain, W. H. Auden (1907-1973) est l'une des figures littéraires majeures du XXe siècle. Il a émigré aux États-Unis en 1939, où il a enseigné dans plusieurs universités avant d'embrasser la nationalité américaine en 1946.