Préhistorienne, spécialiste de l’homme de Néandertal, Marylène Patou-Mathis est directrice de recherches au Centre national de la recherche scientifique (France), rattachée au Muséum national d’histoire naturelle de Paris.

L’image d’humains préhistoriques sauvages et guerriers a la vie dure. Cette représentation apparaît pourtant aujourd’hui comme un mythe forgé à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Les recherches archéologiques montrent que les violences collectives apparaissent en fait avec la sédentarisation des communautés et le passage d’une économie de prédation à une économie de production.
Marylène Patou-Mathis
Si aujourd’hui encore, dans l’imaginaire populaire, les humains préhistoriques sont perçus comme des êtres violents en perpétuel conflit, ces sociétés étaient-elles aussi violentes que les nôtres ? Seuls les vestiges archéologiques peuvent apporter des éléments de réponse à ces questions. Pour caractériser un acte violent, les archéologues étudient les impacts de projectiles et les blessures présents sur les os humains, l’état de préservation des squelettes, et analysent le contexte dans lequel ils ont été découverts.
Actuellement, les plus anciennes traces de violence sont celles résultant de la pratique du cannibalisme. Des marques de désarticulation, de décharnement, de fracturation et de calcination ont été observées sur des ossements humains paléolithiques. Cette pratique, relativement rare, apparue il y a 780 000 ans, et dont on trouve la trace dans la sierra d’Atapuerca en Espagne, a perduré dans d’autres sociétés de chasseurs-cueilleurs nomades au paléolithique et chez les agro-pasteurs du néolithique. Mais ces témoins de l’action d’un humain sur le corps d’un autre humain interrogent : les victimes ont-elles été tuées avant d’être mangées ? En effet, le cannibalisme alimentaire peut-être pratiqué sur des individus déjà morts, comme l’endocannibalisme funéraire qui consiste à manger un des siens après son décès.
Seule la présence sur les os humains de traces de décapitation ou de blessures dues à l’impact de projectiles ou d’instruments contondants ayant entraîné la mort peut conforter l’hypothèse d’une mise à mort violente des victimes consommées. Au paléolithique, elles ont été observées sur moins d’une trentaine de cas. Demeure la question : les « mangeurs » et les « mangés » appartenaient-ils à la même communauté ? Si, aujourd’hui, la pratique du cannibalisme, tant alimentaire que rituel, est attestée dans plusieurs sites paléolithiques, il est souvent difficile de savoir s’il s’agit d’un endo- ou d’un exocannibalisme.
Hors ce contexte particulier, un peu moins d’une douzaine de cas de violence – impacts de projectiles, coups portés à la tête – ont été identifiés sur plusieurs centaines d’ossements humains datant de plus de 12 000 ans. Mais ces blessures résultent-elles d’un accident ou d’un acte de violence lors d’un conflit interpersonnel, intracommunautaire ou intergroupe ? Pour ces périodes anciennes, la distinction est difficile à faire. Cependant, dans plusieurs cas, les blessures, notamment celles dues à un choc ou un coup porté à la tête, sont cicatrisées. Ces personnes n’ont donc pas été achevées, ce qui tendrait à prouver qu’il s’agit plutôt d’un accident ou d’une querelle entre deux personnes. Pour les autres cas, se pose là encore la question de l’identité de l’agresseur : un membre de la communauté de la victime ou un individu extérieur à celle-ci ? Cette question demeure actuellement sans réponse. Par ailleurs, l’utilisation d’os humains pour la confection d’objets domestiques ou de parures soulève la question des conditions du décès des individus auxquels ils appartenaient. Dans la plupart de ces cas, il est difficile de conclure à une mort violente car ils peuvent tout aussi bien attester d’un traitement funéraire particulier.
Il ressort des données archéologiques qu’une forme de violence existait déjà au paléolithique, notamment au travers des cérémonies cannibales, mais que jusqu’à présent aucune n’atteste d’une violence collective. Dans la majorité des cas retenus (hors contexte cannibalique), seul un individu a été violenté, ce qui peut traduire l’existence de conflits interpersonnels (rarement mortels) ou de rites sacrificiels. On peut donc raisonnablement penser qu’il n’y a pas eu au paléolithique de guerre stricto sensu. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette absence : une faible démographie, un territoire de subsistance suffisamment riche et diversifié, l’absence de biens, une structure sociale égalitaire et peu hiérarchisée. Chez ces petits groupes de chasseurs-cueilleurs nomades, la collaboration et l’entraide entre tous les membres du clan était nécessaire à leur survie. En outre, une bonne entente entre eux était indispensable pour assurer la reproduction, donc la descendance. La prétendue « sauvagerie » des humains préhistoriques ne serait donc qu’un mythe forgé au cours de la seconde moitié du XIXe et du début du XXe siècle pour renforcer le discours relatif aux progrès accomplis depuis les origines et le concept de « civilisation ». Cette image du préhistorique « violent et guerrier » résulte d’une construction savante popularisée par les artistes et les écrivains.
Les violences collectives semblent apparaître avec la sédentarisation des communautés qui débute à la fin du paléolithique, aux alentours de 13 000 avant notre ère au Proche-Orient, mais, là encore, seuls un ou quelques individus ont été tués. Ce qui peut traduire l’existence de conflits au sein du groupe mais aussi l’apparition de sacrifices humains. Deux sites font exception : le « Site 117 » de Jebel Sahaba sur la rive droite du Nil, à la frontière nord du Soudan avec l’Égypte, et celui de Nataruk, dans le nord-ouest du Kenya.
Dans la nécropole de Jebel Sahaba, datée entre 14 340 et 13 140 ans avant le présent, la moitié des 59 squelettes exhumés – de femmes, d’hommes et d’enfants de tous âges – de plusieurs fosses recouvertes de dalles étaient décédés de mort violente, soit à la suite de coups portés en particulier à la tête, soit après avoir eu le corps transpercé par des pointes de lance ou des projectiles en pierre dont certains ont été retrouvés encore fichés dans les corps. En outre, trois des hommes étaient probablement à terre quand on les a achevés. Même si une question subsiste – les 59 corps ont-ils été enterrés en même temps ? –, ce site serait le premier cas avéré de violence collective. Intra- ou intercommunautaire ? Le débat reste ouvert.
Il y a environ 10 000 ans à Nataruk, vingt-sept individus, hommes, femmes et enfants, ont probablement été jetés dans un marécage. Dix d’entre eux présentent des marques dues à des actes de violence et deux de ces individus, dont une femme enceinte, avaient les mains attachées. Découvert loin d’un habitat, ce petit groupe de chasseurs-cueilleurs a peut-être été exterminé par un autre groupe lors d’un déplacement.
Les traces d’actes de violence sont plus fréquentes au néolithique. Cette période est marquée par de nombreux changements de nature différente : environnementaux (réchauffement climatique), économiques (domestication des plantes puis des animaux, quête de nouveaux territoires, surplus et stockage de denrées), sociaux et sociétaux (sédentarisation, explosion démographique locale, apparition d’une élite et de castes) et, à la fin de cette période, de croyances (les déesses cèdent la place aux divinités masculines).
Dans plusieurs nécropoles, datées entre environ 8 000 et 6 500 ans avant le présent, la nature des armes utilisées (peu d’impacts de flèches) et les fragments de poteries associés aux corps attestent de conflits internes ou entre villages. Les victimes attestent d’un conflit lié à une crise (démographique, de gouvernance, épidémiologique) ou de la pratique de rites – funéraires, propitiatoires, expiatoires ou de fondation –, avec sacrifices humains suivis parfois de repas cannibaliques. Cependant, l’existence de conflit entre deux communautés ne peut être exclue, comme le montrent certaines peintures sur les parois d’abri-sous-roche de la péninsule Ibérique, datées entre 10 000 et 6 500 avant notre ère, qui représentent des scènes de rencontres armées entre groupes d’archers (scènes absentes dans l’art pariétal paléolithique).
Le changement d’économie (de la prédation à la production), qui très tôt engendra un changement radical des structures sociales, semble avoir joué un rôle majeur dans le développement des conflits. Contrairement à l’exploitation des ressources sauvages, la production d’aliments permet l’option d’un surplus de nourriture qui a fait naître le concept de « propriété » et, par conséquent, l’apparition des inégalités. Très vite, les denrées stockées suscitèrent des convoitises et provoquèrent des luttes internes mais aussi, butins potentiels, des conflits entre communautés.
Comme en témoigne, au cours du néolithique, l’émergence en Europe des figures du chef et du guerrier (visibles dans l’art rupestre et les sépultures), ce changement d’économie a également entraîné une hiérarchisation au sein des sociétés agropastorales avec l’apparition d’une élite et de castes, dont celle des guerriers et son corollaire, celle des esclaves nécessaires notamment aux travaux agricoles. De plus, l’apparition d’une élite avec ses intérêts et ses rivalités propres provoqua des luttes internes pour le pouvoir et des conflits intercommunautaires.
Ce n’est qu’à partir de 5 500 ans avant notre ère, avec l’arrivée de nouveaux migrants, que les traces de conflits entre villages deviennent nettement plus fréquentes. Elles vont se multiplier à l’âge du bronze, qui débute 3 000 ans avant notre ère. C’est durant cette période, marquée par l’apparition de véritables armes de guerre en métal, que celle-ci s’institutionnalise.
S’il est aujourd’hui difficile d’apprécier l’ampleur réelle des actes de violence durant la préhistoire, l’évaluation de l’importance de ce phénomène étant probablement influencée par l’état des découvertes et des études, il est néanmoins possible d’avancer quelques réflexions. Il apparaît, d’une part, que le nombre de sites préhistoriques dans lesquels des actes de violence ont été observés est faible au regard de l’étendue géographique et de la durée de la période considérée (plusieurs centaines de milliers d’années) et, d’autre part, que si un comportement violent envers autrui est ancien, la guerre, elle, n’a pas toujours existé. Son origine apparaît plutôt corrélée au développement de l’économie de production, qui très tôt engendra un changement radical des structures sociales.
La violence n’est pas inscrite dans nos gènes, son apparition a des causes historiques et sociales ; le concept de « violence primordiale » (originelle) relève du mythe. La guerre n’est donc pas indissociable de la condition humaine, elle est le produit des sociétés et des cultures qu’elle engendre. Comme le montrent les études des premières sociétés humaines, confrontée à des crises, une communauté résiste mieux si elle est fondée sur la coopération et l’entraide plutôt que sur l’individualisme et la compétition. Quant à la réalité de la vie de nos ancêtres, elle se situe probablement quelque part entre deux visions, aussi mythiques l’une que l’autre, celle hobbesienne des « Aubes cruelles » et celle rousseauiste d’un « âge d’or ».