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Sahle-Work Zewde : « Nous devons nous engager collectivement à changer de cap »

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La Présidente Sahle-Work Zewde et l’ancienne ministre des Femmes, de l'Enfance et de la Jeunesse, Filsan Abdulahi, assistent à une formation au codage dans un orphelinat d’Addis-Abeba, 2018.

Face aux défis environnementaux, sociaux et technologiques actuels, l’école doit évoluer en créant des écosystèmes éducatifs inclusifs et en adoptant des approches participatives, plaide Sahle-Work Zewde, Présidente de la République démocratique fédérale d’Éthiopie et Présidente de la Commission internationale sur les futurs de l’éducation.
 

La Commission internationale sur les futurs de l’éducation a pour objectif de repenser l’éducation dans un monde de plus en plus complexe, incertain et inégalitaire. Quels sont, d’après vous, les valeurs et les principes qui doivent sous-tendre l’éducation de demain ?

Nous devons relever collectivement les défis auxquels le monde est confronté actuellement, ainsi que ceux qui se profilent à l’horizon. L’accroissement des inégalités, le changement climatique, la pandémie de Covid-19, la surexploitation des ressources de la planète, la fragmentation sociale, le risque que la technologie nous divise davantage – tous ces éléments nécessitent une coopération internationale et une solidarité mondiale d’une ampleur sans précédent.

L’éducation doit développer la capacité au dialogue et à l’action collective des personnes à travers le monde. Les individus doivent apprendre à faire preuve d’empathie pour prendre part à des initiatives collectives. L’éducation recèle ce pouvoir de mettre chaque individu, où qu’il se trouve, en contact avec des connaissances, des perspectives et des personnes qu’il n’aurait pas connues autrement. Un engagement fort en faveur des droits de l’homme, de l’égalité des sexes et de la réparation des injustices passées nous aidera à créer des écosystèmes éducatifs inclusifs qui soutiennent les personnes dans tous les domaines de leur vie.

L’éducation doit développer la capacité au dialogue et à l’action collective

La réflexion sur les futurs de l’éducation incite avant tout à l’action dès aujourd’hui. La survie de l’humanité et de notre planète habitable est en danger. Nous devons nous engager collectivement à changer de cap afin que le bien-être des générations futures ne soit pas compromis et que nous vivions les uns avec les autres et avec le monde naturel dans la justice et la paix.

Aujourd’hui, encore 258 millions d’enfants ne sont pas scolarisés dans le monde. L’objectif fixé par les Nations Unies d’une éducation inclusive de qualité pour tous d’ici 2030 semble hors d’atteinte. Comment repenser l’éducation dans un tel contexte ?

Le temps est venu de repenser l’éducation parce que nous sommes à un moment de transition : notre relation avec la planète et avec la technologie évolue profondément et cela a des conséquences sur nos relations les uns avec les autres. La pandémie et les nombreuses perturbations qu’elle a entraînées nous ont aussi obligés à reconsidérer certaines idées reçues et certains modes de fonctionnement traditionnels. Cela a ouvert des fenêtres sur de nouvelles possibilités tout en mettant en évidence notre interconnexion mondiale. Nos systèmes éducatifs doivent mieux valoriser ces liens et les présenter comme une force.

Dans le contexte actuel de transition, nous avons décidé d’adopter une vision à long terme de l’éducation. Nos travaux portent sur l’année 2050 et au-delà, et cette perspective lointaine nous a aidés à envisager l’éducation sous un angle nouveau et à proposer des voies d’apprentissage innovantes.

Tout d’abord, il est important de reconnaître que nous savons bien faire beaucoup de choses en matière d’éducation. Nous connaissons l’importance capitale de l’égalité des chances en matière d’éducation pour les filles et les femmes, et ce fossé est en train de se combler. Nous savons comment concevoir des écoles inclusives pour les personnes les plus marginalisées – et ce travail doit se poursuivre.

Cependant, nous savons également qu’il existe des problèmes persistants, dont certains trouvent leur origine dans la manière dont l’éducation a été organisée au cours du siècle dernier. Pendant longtemps, les modèles mondiaux dominants ont présenté l’éducation comme une période de préparation. Nous savons désormais que l’éducation est intimement liée à notre vie tout au long de celle-ci, qu’il est nécessaire d’offrir une éducation de qualité dès la petite enfance ainsi que des possibilités renforcées d’éducation et d’apprentissage formel, non formel et informel aux adultes.

Les écoles resteront centrales ; elles doivent être préservées et transformées. Les programmes scolaires doivent être remaniés pour que nous apprenions davantage sur nos interdépendances et concevions de meilleures façons de vivre avec notre monde. Nous devons réfléchir aux compétences dont nous aurons besoin dans le monde numérique d’aujourd’hui et de demain. Les enseignants doivent recourir de plus en plus à des approches participatives et collaboratives grâce à un apprentissage fondé sur des problématiques et des projets. La vérité est que nous ne pouvons pas continuer à dispenser l’éducation que nous avons essayé de dispenser par le passé dans un XXIe siècle très différent.

Le rapport mondial de la Commission intitulé Repenser nos futurs ensemble, un nouveau contrat social pour l’éducation s’est appuyé sur un vaste processus mondial de consultation du public et d’experts. Pourquoi était-il important de mobiliser des acteurs aussi divers ?

L’éducation est l’une des expériences les plus transformatrices que les êtres humains ont en commun. Lorsque nous avons défini le travail de la Commission internationale, il était évident pour nous tous que nous ne pourrions faire de l’éducation un bien commun mondial qu’en nous appuyant sur les connaissances et les expériences collectives du monde entier. C’est pourquoi nous avons demandé à des personnes de tous âges, originaires de plus de 120 pays, de nous faire part de leurs aspirations et de leurs craintes quant à l’avenir, et de réfléchir à la manière dont l’éducation pourrait nous aider à façonner au mieux l’avenir de l’humanité et de la planète.

Plus d’un million de personnes de toutes les régions du monde ont exprimé leurs idées au moyen d’œuvres d’art, d’enquêtes, de webinaires et de groupes de discussion. Cela a été une véritable source d’inspiration pour la Commission, et nous avons essayé d’intégrer le plus grand nombre possible de ces idées. Et l’un des principaux messages que nous avons entendus est que si l’éducation est essentielle pour permettre aux individus de vivre dans la dignité et donner un sens à leur vie, elle est également fondamentale pour façonner notre avenir commun. C’est en ce sens que la Commission en est venue à concevoir l’une de ses idées clés : l’éducation comme forme de bien-être partagé, choisi et réalisé en commun. Et maintenant, c’est grâce au travail de ces millions de personnes, et de millions d’autres, que les idées du rapport seront débattues, contextualisées et mises en œuvre.

L’éducation comme forme de bien-être partagé, choisi et réalisé en commun est l’une des idées clés du rapport

La pandémie a mis en évidence la fracture numérique saisissante entre pays en matière d’enseignement à distance. 82 % des apprenants n’ont pas accès à l’Internet en Afrique subsaharienne. Quelles sont les autres préoccupations importantes soulevées par les pays africains au cours de cette discussion mondiale ?

À l’horizon 2050 et au-delà, le continent africain représentera un pourcentage croissant de la population mondiale, notamment des jeunes. Nous savons également qu’il reste beaucoup à faire pour remédier aux déséquilibres de pouvoir existants et aux héritages injustes du passé, dont certains perdurent aujourd’hui. La proportion intolérablement faible d’apprenants du continent ayant accès à l’Internet et aux ordinateurs est la preuve de cette inégalité persistante.

L’Afrique, comme d’autres régions du sud de la planète, est celle qui a le moins contribué à la crise climatique, mais elle risque d’en supporter le plus lourd fardeau. Au cours de la préparation du présent rapport, la Commission a entendu à plusieurs reprises le message selon lequel l’appréciation véritable de nos interdépendances implique de surmonter les dépendances qui ont été imposées de par le monde. La solidarité mondiale et la conscience de notre humanité commune doivent se traduire par un refus et une correction des niveaux d’inégalité qui sont apparus au sein des nations et surtout entre elles.

Dans ce rapport, nous soutenons fermement l’aspiration à un développement social et humain qui profite à tous et préserve la diversité culturelle. Nous devons veiller à ce que l’Afrique ait pleinement accès aux ressources de connaissances collectives que l’humanité a accumulées au fil des générations et, ce qui est tout aussi important, nous devons veiller à ce que les Africains soient en mesure de contribuer et d’apporter leur sagesse et leurs innovations indigènes au bien commun mondial de la connaissance.

Nous soutenons fermement l’aspiration à un développement social et humain qui profite à tous et préserve la diversité culturelle

Que recouvre l’idée de « nouvelle conception de l’humanisme » mise en avant dans le rapport ?

La « nouvelle conception de l’humanisme » consiste à trouver de nouvelles orientations pour l’humanité en reconsidérant qui nous sommes et comment nous nous percevons les uns par rapport aux autres, à la planète habitable et à la technologie. Le Covid nous a tous touchés et nous a rappelé à quel point les humains sont étroitement liés. Mais cette maladie nous a touchés différemment, les communautés les plus pauvres souffrant davantage, et les filles et les femmes étant plus touchées que les garçons et les hommes sur le plan économique. Le Covid nous rappelle combien il est important de lutter contre les déséquilibres de pouvoir et d’éliminer l’exploitation partout où elle existe.

En outre, l’existence humaine est inséparable du monde naturel dans son ensemble, dont nous faisons partie. Nous devons adopter une nouvelle conscience écologique qui nous rendra finalement plus humains. Les récentes avancées technologiques rendent également plus floue la frontière entre l’homme et la machine. Les décisions éthiques auxquelles nous sommes confrontés concernant des technologies telles que l’intelligence artificielle et la bio-amélioration ne doivent pas être prises uniquement par les élites, mais doivent impliquer chacun d’entre nous. Nous devons tous faire en sorte que l’usage de la technologie soutienne notre avenir commun. L’éducation est l’un des secteurs clés où nous pouvons progresser dans le rééquilibrage de nos relations entre nous, mais aussi avec la planète habitable et avec la technologie.

Quelles sont les compétences de base dont les générations futures auront besoin pour vivre dans un monde transformé par l’activité humaine et les évolutions numériques, biotechnologiques et neuroscientifiques ?

Il est possible de travailler dans tous les domaines scolaires pour enseigner l’art de vivre de manière respectueuse et responsable sur une planète qui a été considérablement modifiée par l’activité humaine. L’éducation des générations futures devra favoriser la connaissance de notre planète et encourager l’esprit critique et l’engagement civique. La prise de conscience que le monde continuera à changer peut être intégrée aux programmes d’enseignement en cultivant la capacité des apprenants à appréhender et à résoudre les problèmes.

Les écoles devront se concentrer sur les compétences de base que sont la lecture, l’écriture et les mathématiques, mais aussi aller au-delà. Chacun, partout, doit apprendre à être et à devenir. Être signifie apprendre à participer, à développer sa personnalité et à agir avec indépendance, jugement et responsabilité. Devenir consiste à apprendre à se transformer et à transformer le monde, en s’engageant à le faire tout au long de sa vie et en veillant à ce que ces mêmes possibilités restent ouvertes aux générations futures.

Comment peut-on renforcer la solidarité mondiale dans le domaine de l’éducation ?

La coopération internationale entre les gouvernements, les organisations internationales, les organisations de la société civile et d’autres partenaires est un moyen essentiel de renforcer la solidarité mondiale en matière d’éducation. La mise en avant de l’importance du partage des connaissances est une étape cruciale. Nous devons renforcer la capacité de toutes les régions du monde à générer et à utiliser les connaissances pour faire progresser l’éducation. Le rôle des organisations régionales à cet égard est capital. Nous devons également renforcer les canaux multilatéraux et amener différents acteurs à dialoguer et à dégager un consensus autour de normes et d’objectifs communs.

Dans le même temps, la solidarité mondiale doit s’étendre à tous. Les capacités humaines d’empathie et de coopération font partie des meilleurs atouts de notre nature. Nous possédons une créativité, une imagination et une capacité extraordinaires pour imaginer et construire des choses et nous écarter de ce qui est défaillant ou non fonctionnel. Dans notre rapport, nous tentons d’aider les gens à imaginer des mondes futurs où les programmes d’étude, l’enseignement, les écoles, les universités et toutes les plateformes éducatives nous permettent de mieux comprendre notre humanité commune et de renforcer la solidarité mondiale.

En octobre 2018, vous avez été élue première femme présidente de l’Éthiopie après trente ans d’une longue carrière de diplomate. Quel message cette élection envoie-t-elle à la génération des jeunes filles de votre pays ?

L’histoire de l’Éthiopie compte de nombreuses femmes dirigeantes de premier plan, comme les impératrices Taitu et Zewditou. Cependant, nous n’avons pas connu de femmes leaders de haut niveau au cours de l’histoire moderne de l’Éthiopie. J’ai grandi et j’ai atteint ma majorité à une époque où les femmes leaders pouvant servir de modèles étaient très rares. Je crois que l’élection d’une femme à mon poste envoie un message retentissant aux jeunes filles éthiopiennes, et même africaines : elles peuvent tout réussir ! Les jeunes femmes et filles d’aujourd’hui peuvent prendre appui sur les épaules des dirigeantes actuelles et atteindre des sommets que nous n’aurions jamais pu imaginer. En tant que femmes dirigeantes, nous devons nous rassembler pour non seulement garder ouvertes les portes des possibilités que nous avons eues, mais aussi les ouvrir encore plus pour celles qui nous suivent. Nous disons aux générations futures : « Oui, vous le pouvez » et « Nous sommes là pour vous aider à y parvenir ».

Lectures complémentaires :

Une occasion de réinventer l’école, Le Courrier de l’UNESCO, juillet-septembre 2020
Changement climatique et éducation, Le Courrier de l’UNESCO, juillet-septembre 2019
Une feuille de route pour changer le monde, Le Courrier de l’UNESCO, janvier-mars 2018

 

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