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Il y a 500 ans naissait Léonard de Vinci, génie universel

Voici un conte merveilleux, dans lequel tout est vrai, et non seulement vrai, mais vérifiable, écrit Paul Valéry, en parlant de la vie de Léonard de Vinci. S'il était imaginaire, ce serait un chapitre de la mythologie de l'esprit humain, et le personnage dont je vais vous entretenir se rangerait parmi les héros et les demi-dieux de la fable intellectuelle. Mais toutes les preuves de sa prodigieuse existence sont à la disposition de quiconque les exige, et ses hauts faits, sous les yeux de qui veut les voir. >> Et l'on comprend qu'à sa mort, comme l'écrivait son fidèle Melzi, « tous pleurèrent la perte d'un homme tel qu'il ne pouvait y en avoir d'autre dans la nature ».

Par José de Benito

En l'an 1452, Ser Antonio a écrivait dans son journal : « Il m'est né un petit-fils, enfant de Ser Piero, mon fils, le 15 avril, un samedi à trois heures de la nuit ». Ser Antonio, propriétaire aisé du village florentin de Vinci, était homme de peu de besognes. Dans une déclaration officielle faite en 1457 il expliqua qu'il vivait chez lui sans rien faire. Il avait apparemment assez de travail à surveiller ses vignes et ses champs, et surtout à regarder courir, du jardin à la maison, un petit garçon de cinq ans. Ravi, Leonardo suivait le vol des oiseaux, la procession laborieuse des fourmis, la course des nuages, et employait tous les bouts de papier qu'il pouvait trouver à reproduire les lignes sveltes des cyprès, les lignes tourmentées des figuiers et des oliviers, les fermes proches et les silhouettes des troupeaux sur la colline. Les découvertes de ces cinq années de liberté vraie, de cette liberté en laquelle, confondu à la nature, Léonard voyait, assimilait, comprenait, laissèrent en son esprit une marque profonde. La lumière, la fantaisie et le pressentiment de son destin composent l'aube de ses premiers souvenirs.

Il nous le raconte lui-même dans les Carnets et dans le « Traité de la Peinture ». Un jour, dans son berceau, il contemplait les nuages que le vent lissait, puis emmêlait en leur faisant passer la cime du mont Albano. Soudain, un milan, le petit aigle de ces vallées vient se poser près de lui, l'observe un moment, puis doucement caresse de ses ailes les lèvres entrouvertes de l'enfant, dont le destin se trouve ainsi placé sous le signe de l'aigle, marqué de cette caresse de l'oiseau qui règne dans le ciel toscan. Un autre jour, il découvre une grotte, et partagé entre la peur des ténèbres et l'attrait du mystère, il avance et devine peut-être l'harmonie dont il dotera un jour le tableau de « la Vierge aux Rochers ». Et, de son imagination d'enfant qui ne doit jamais l'abandonner, du langage de la mousse et des lézardes des vieux murs, et du message des cloches qui volent de clocher en clocher, naît dans sa plénitude une théorie qui, « bien que mesquine d'apparence et presque ridicule, est néanmoins appropriée et utile pour disposer l'esprit à des inventions variées ». Cette théorie conseille d'utiliser toutes les lignes, imaginaires aussi bien que réelles, pour représenter les batailles, les pays sages, les figures en mouvement, ou pour fixer les paroles et les phrases dans les vibrations des langues de bronze.

Le chant des ruisseaux, des oiseaux et du vent parmi les oliviers et les vignes des terres de Vinci le préparent à étudier avec plaisir la musique ; son besoin de savoir le comment et le pourquoi des choses se transforme en amour du dessin et de la mécanique ; le goût de la précision l'oriente vers les mathématiques-calcul et géométrie- ; son besoin de connaissance, sa soif de lecture lui font cultiver le latin, seul moyen d'explorer les volumes entassés dans la bibliothèque du curé de Vinci, son premier professeur d'humanités ; et la contemplation assidue des astres, cloués sur l'azur profond de la nuit toscane, éveille son ambition d'études astronomiques. Ses yeux voient, sa volonté exige, mais le démon de l'ignorance intervient comme un geôlier entre son aspiration vers le savoir et la liberté « solaire » ou totale de la connaissance. Léonard alors va s’efforcer de vaincre toute prison et tous obstacles pour voler, comme le milan du sacre, dans l'espace libre.

C'est avec ce bagage multiple, incomplet, que Léonard quitte son village pour se rendre à Florence, foyer ardent de la Renaissance en ces années du « Quatrocento » (1400-1500). Pénétrer dans cette capitale de la Toscane sur qui avaient régné les prestiges de Daute et de Boccace, où s'étalaient dans des églises illustres les œuvres merveilleuses de Giotto, et de Massaccio, de Mantegna, de Piero della Francesca - c'était déjà une émouvante aventure.

Les bourgeois florentins avaient compris que pour jouir de leurs richesses il leur fallait un climat de liberté, sans quoi leurs biens, d'un jour à l'autre, pouvaient passer aux mains d'un tyran quelconque. Et la liberté, alors comme aujourd'hui, était inséparable de la culture. Aussi invitèrent-ils la Grèce à leur envoyer des professeurs, et firent-ils voyager dans la terre des dieux les jeunes gens qui se distinguaient par l'intelligence et l'application. Les résultats d'une telle politique furent bientôt sensibles, et l'Académie Platonicienne, fondée par Côme de Médicis, devint la pépinière des savants et des éloquents convives de Laurent le Magnifique : Paolo Uccello, par exemple, ou Marsilio Ficino.

Léonard venait d'arriver à Florence, quand son père, Ser Piero le notaire, songeant à donner un métier à ce fils illégitime, demanda à Verrocchio d'examiner quelques dessins du jeune garçon. Verrocchio s'émerveilla immédiatement des qualités extraordinaires d'un tel débutant, et sans plus de façon, l'admit à son atelier. Ainsi, Ser Piero se débarrassait malheureusement - de son « péché de jeunesse », et Léonard trouva en le génial auteur du Colleone et de David un père, un ami, un guide qui, en quatre ans (1468-1472), le fit passer du rang d'apprenti à celui de maître peintre. Ses compagnons d'atelier se nommaient Sandro Botticelli, Lorenzo di Credi, Pietro Perugino. La première ouvre connue à laquelle Léonard collabora avec Verrocchio et Credi est le tableau du « Baptême du Christ ». Ce fut pour le public la révélation d'un grand artiste, venu prendre sa place parmi les gloires de Florence. Le travail d'équipe était de règle dans les ateliers de la Renaissance, le rôle du maître étant de concevoir, de diriger, de donner la touche finale, et de signer le tableau. « L'Annonciation » qui est à la Galerie des Offices est également une œuvre collective de l'atelier de Verrocchio. L'Ange de cette « Annonciation »  est de la main de Léonard, et c'est à son propos que s'était formée la légende, aujourd'hui abandonné, de la jalousie du maître pour son élève.

Il semble que Léonard demeura auprès de Verrocchio jusqu'au moment où le maître dut se rendre à Venise pour y exécuter le « Colleone » à la demande de cette république ; bientôt, Botticelli et le Pérugin partaient à leur tour pour Rome où les appelait le pape Sixte IV. Mais pendant ces douze années, de 1468 à 1480, Léonard, passionné de connaissance, ne s'était pas contenté de travailler la peinture, le dessin, la sculpture et la fonte du bronze. Il avait fréquenté Lean Battista Alberti et Paolo Uccello, véritables professeurs d'esthétique ; il avait lu des ouvrages de géométrie, d'hydraulique, de mathématiques, d'optique, saisi toutes les occasions d'entrer en contact avec les maîtres qui visitaient la ville. Il comptait parmi ses amis le physicien Toscanelli, Marmocchi l'astronome, le cartographe Americo Vespucci et le mathématicien Benedetto Aritnwtico. Il assistait aux séances de l'Académie, composait des chansons dont il écrivait la musique et les paroles, fabriquait des instruments de musique, et inlassablement, prenait des notes et des croquis de tout ce qui lui passait sous les yeux. Il aimait la nature en toutes ses créations et désirait la connaître à fond : « Le grand amour, disait-il, naît d'une grande connaissance de la chose que l'on aime. » Son intelligence était assez ferme pour pouvoir se dépenser en tout sens, sans se disperser. Et ses Cahiers se remplissaient de notes : « Je dis aux peintres que personne ne doit imiter la manière d'autrui, car alors il ne serait plus que le neveu et non le fils de la nature, en te qui concerne l'art. »

A trente ans, Léonard, en possession de tous ses moyens, travaille à « l'Adoration des Mages, tableau demeuré inachevé, mais qui marque une véritable révolution de l'esthétique, de la perspective, de la conception et de la composition. C'est alors qu'il se rend à Milan, porteur d'une lyre d'argent en forme de tête de cheval, présent de Laurent le Magnifique pour Ludovic Sforza. Conscient de son talent et sûr de ses idées, il envoie au Milanais lu fameuse lettre dans laquelle il expose les travaux qu'il s'offre à accomplir pour le duché : canaux, armes nouvelles, ouvrages d'art et d'architecture, et qu'il termine en disant qu'il peut exécuter, en peinture et en sculpture, « n'importe quelle œuvre aussi bien que n'importe qui ».

Lors de cette seconde étape, à Milan, la maturité de Léonard donne ses plus beaux fruits. « Les mortels passent, l'art ne passe pas. C'est l'époque de la « Vierge aux Rochers, confirmation de sa théorie du clair-obscur ; de la « Cène », en quoi la lumière atteint cette extraordinaire pureté qui répond à ce vœu du peintre : « Plaise à Dieu, lumière de toutes choses, m'illuminer pour que je traite dignement de la lumière. Peu de temps après avoir achevé la « Cène » (1499), il commence sa vie errante à travers l'Italie : Venise, Florence, Pavie. Rome, Milan encore. Mais partout on s'attend désormais à la merveilleuse perfection de ses œuvres.

Le « Saint Jean », « La Vierge et Sainte Anne », « Léda », « Isabelle d'Este », « La Joconde » naissent des pinceaux de Léonard, après des centaines d'esquisses et d'études dans lesquelles l'auteur cherche non seulement la réalisation de l'œuvre artistique mais aussi l'application de sa doctrine universaliste. Entre temps, il a écrit le « Traité de la Peinture », le « Traité de la Peinture et de la Musique », le « Traité des Eaux », les « Etudes sur le vol des Oiseaux », le « Code » et les « Cahiers d'Anatomie ». La personnalité de Léonard, débordante, envahit toutes les connaissances humaines de son époque, et avance en tous sens. Deux cents ans allaient s'écouler avant que notre science parvînt à la perfection de ses dessins anatomiques, et quatre cents avant qu'une machine à voler, dont les ailes furent fabriquées d'après un des croquis de Léonard, décollât du terrain, s'appuyât sur l'air, accomplît le miracle d'un bond de cent mètres... Quel est le prodige de Léonard de Vinci ? Dans l'histoire de la civilisation occidentale, Platon, Léonard et Goethe marquent peut-être les trois sommets jamais atteints par l'intelligence humaine. Sur le premier, Léonard a l'avantage d'être plus homme d'action que contemplateur. JI n'est pas, comme Platon, celui qui élabore et repense la doctrine d'un maître ; ce sont ses mains, ses yeux, son intelligence qui collaborent à l'œuvre infinie.

Goethe, le romantique, « aime ce qui désire l'impossible, mais Léonard, réalisateur et réaliste, dit : « Je ne désire pas l'impossible », tout en élargissant de façon extraordinaire le champ des possibilités humaines. Chacun de ces trois hommes fit une théorie des couleurs. Tous trois furent-et c'est Goethe qui l'exprime dans le titre d'un livre-Poésie et Vérité. Tous trois furent des génies universels. Mais c'est en Léonard qu'on observe le phénomène unique du parfait équilibre entre la capacité de voir et celle de comprendre. On ne sait si son regard est intelligence, ou si l'intelligence est dans son regard, mais on sait que l'une et l'autre lui fournissaient les moyens et la méthode des réalisations. On l'a appelé « ouvrier de l'intelligence. Mais il fut bien davantage. S'il existait dans l'ordre humain des prototypes en vue d'ultérieures productions en série, Léonard serait le prototype de « l'Homme Intelligence ».

Quelques jours avant de mourir, à Amboise, où le roi François 1er, son dernier protecteur, l'avait hébergé, Léonard de Vinci, sachant sa fin prochaine, prononça ces paroles : Je continuerai », c'est-à-dire : mon travail va continuer. C'est l'immortalité active dont ne jouissent que les précurseurs, mais qui, en ce cas, était pleinement consciente. Le précurseur dee Bacon, de Newton, de Watt et de tant d'autres savants avait accompli son devoir humain. Il renversait la coupe débordante de sa vie et de son œuvre pour enrichir le monde, qui s'en va laborieusement, comme lui, en quête de la vérité.