Le romancier et critique littéraire britannique Aldous Huxley est l'auteur de nombreuses œuvres de fictions, dont le célèbre roman dystopique Brave New World (Le Meilleur des mondes, 1932, première édition française en 1936).

Les ressources alimentaires du monde font l'objet d'une utilisation très inégale et d'un gaspillage que le monde ne peut se permettre à une époque où la population croît à un rythme qui dépasse maintenant 20 millions de personnes par an. Cet accroissement menace de dépasser les ressources alimentaires, si des mesures ne sont prises sans plus tarder pour rétablir l'équilibre. C'est là un des problèmes-clefs de notre époque. L'UNESCO a choisi cette année, comme thème de discussion, la question qu'elle a intitulée « Hommes et nourriture », et elle a invité le monde entier à réfléchir attentivement à ce problème et à le discuter. Afin d'éveiller l'intérêt du public sur ce point, afin d'en encourager la discussion dans les écoles, les universités, les clubs, les associations civiques et les roupes éducatifs, l'UNESCO a invité des spécialistes en matière d'alimentation et de démographie à rédiger une série d'articles sur ces thèmes.
Aldous Huxley ouvre le feu en dénonçant la « double crise » à laquelle le monde actuel ne peut échapper; il oppose la diminution de la fertilité du sol à la fécondité accrue de l'espèce humaine.
par Aldous Huxley
La race humaine traverse une période de crise et cette crise existe, pour ainsi dire, sur deux plans : un plan supérieur, politique et économique, et un plan inférieur, celui de la population et des ressources mondiales. Sur le plan supérieur, celui dont on s'occupe dans les conférences internationales et dans les journaux, la crise a pour causes immédiates l'effondrement économique dû à la guerre et la lutte que se livrent pour la domination les groupes nationaux qui disposent, ou sont sur le point de disposer, de moyens d'extermination massive. Quant à la, crise qui se produit sur le pIan inférieur, celle qui atteint la population et les ressources mondiales, la presse, la radio et les grandes conférences internationales la passent à peu près sous silence.
Et pourtant, cette crise est au moins aussi grave que la précédente. Qui plus est, les problèmes d'ordre politique et économique qui se posent ne pourront être résolus indépendamment des problèmes de base, cosmiques et biologiques, que l'on commence à pouvoir formuler. Si l'on n'en tient pas compte, cette crise profonde ne pourra qu'accroitre l'acuité de la crise politique et économique. En outre, si chaque nation laisse absorber toute son attention et toute ses énergies par le souci de sa puissance politique et de sa puissance économique, la solution des problèmes du plan inférieur deviendra difficile, même impossible.
Je me propose d'étudier maintenant certains aspects de la crise du plan inférieur et de montrer comment les événements obscurs qui travaillent les assises mêmes de la société agissent et continueront probablement d'agir sur la vie des individu, la politique mondiale.
Il est de mode, depuis quelque temps, de parler de "pauvreté dans l'abondance". On entend par là que notre planète est assez riche de ressources pour nourrir, vêtir et loger sa population actuelle et pour lui permettre de mener une existence agréable, compte tenu de tout accroissement prévisible de cette population dans l'avenir immédiat; on entend aussi par là que les souffrances actuelles de l'espèce humaine sont exclusivement dues à de mauvaises méthodes de production et surtout de répartition. Grâce à une réforme de la monnaie, au socialisme, au communisme, au capitalisme pur, à l'économie distributive ou à toute autre panacée universelle, l'humanité, comme le prince et la princesse du conte de fées, pourra jouir d'un bonheur éternel. Le besoin et la faim feront place à l'abondance et la terre entière deviendra un immense pays de cocagne.
Tels sont les miracles qu'on attend du "planisme" économique et politique. Mais si nous passons de ces hautes spéculations à l'étude de ce qui se produit sur les plans biologique et écologique, notre optimisme apparaît pour le moins quelque peu prématuré.
Au lieu de la pauvreté dans l'abondance, nous découvrons en effet la pauvreté dans la pauvreté. Les ressources mondiales ne suffisent pas à faire vivre la population mondiale. Or, la population mondiale ne cesse d'augmenter. Elle s'accroît au rythme de 200 millions tous les dix ans.
Qui plus est, alors que la population s'accroît, la fertilité du sol diminue. La guerre atomique peut détruire une civilisation donnée; l'érosion du sol peut supprimer toute possibilité de civilisation. Des conditions atmosphériques favorables existent en Amérique du Nord depuis dix ans; aussi parle-t-on sensiblement moins de l'érosion que lors de la série de saisons sèches qui amenèrent à formation de ce que l'on a appelé la Cuvette de poussière (Dust Bowl).
Néanmoins, malgré d'importantes améliorations des méthodes agricoles, l'érosion du sole poursuit et il en résultera probablement, dès que le climat continental amènera une nouvelle série d'années sèches, le retour de désastres analogues à ceux des années qui ont suivi 1930. Or, d'ici vingt-cinq ans, la population des Etats-Unis se sera accrue (si aucun facteur défavorable n'intervient) de trente millions d'habitants environ.
Ce qui se passe en Amérique du Nord se passe également en d'autres parties du monde. L'érosion sévit sur toute l'étendue de l'Afrique : une population indigène en croissance rapide, y reste obstinément attachée à la vieille coutume qui fait dépendre le rang sociale du nombre de têtes de bétail possédé. Il y a davantage d'habitants, donc davantage de vaches, donc trop de bétail par pâturage et une érosion accrue.
En Asie également les fondements mêmes de toute civilisation subissent les mêmes atteintes irréparables. La pauvreté humaine s'étale au milieu d'une pauvreté naturelle toujours plus marquée.
Depuis 1800, l'Europe occidentale a vu sa population tripler. Seule l'exploitation des espaces vides et vierges du Nouveau Monde a rendu cet accroissement possible.
Aujourd'hui, le Nouveau Monde possuède une nombreuse population en voie de croissance rapide, et son sol, soumis depuis plus d'un siècle à une exploitation excessive, est en train de perdre sa fertilité. Il subsiste encore un large excédent de denrées alimentaires pour l'exportation; mais à mesure que s'accroit la population et que décroit la fertilité, il y aura de moins en moins d'excédents disponibles pour les affamés des autres régions du monde. En outre, les produits manufacturés que l'Europe occidentale échangeait contre des produits alimentaires et des matières premières sont de moins en moins demandés à mesure que les pays du Nouveau Monde s'industrialisent.
La nourriture est une denrée renouvelable. Si le sol n'est pas exploité jusqu'à épuisement, les récoltes se succéderont d'année en année. Mais le gisement d'étain ou de cuivre qui a fourni du minerai cette année ne se reconstituera pas l'an prochain. Lorsqu'il sera épuisé, le mineur devra aller en exploiter un autre. Si n'en trouve pas, eh bien tant pis !
L'industrialisation est l'exploitation systématique des richesses non renouvelables. Ce que nous appelons le progrès aboutit simplement, dans bien des cas, à accélérer le rythme de cette exploitation. La prospérité que nous avons connue jusqu'ici n'a été obtenue qu'au prix d'une dépense rapide du capital irremplaçable de notre globe.
Combien de temps pourrons-nous dilapider ainsi ce capital ? Dans combien de temps les richesses non renouvelables de notre Monde seront-elles épuisées ? Tout ce que nous savons de certain, c'est que les réserves de maintes matières premières jusqu'ici considérées comme indispensables sont limitées et qu'en de nombreux endroits des gisements très riches et facilement exploitables de ces matières sont épuisés ou en voie d'épuisement.
C'est ainsi qu'aux Etats-Unis les réserves de minerai de fer à haute teneur touchent à leur fin; il en va de même des gisements de zinc, de cuivre, de plomb et de pétrole. Et ceci à une époque où une population sans cesse croissante, dotée de méthodes de production d'un rendement sans cesse amélioré, demande des denrées de consommation en quantités toujours plus grandes, c'est-à-dire effectue des prélèvements de plus en plus massifs sur le capital limité de notre globe.
L'existence d'un rapport défavorable entre le chiffre de la population et la somme des ressources naturelles crée une menace permanente pour la paix, ainsi que pour la liberté politique et individuelle. A l'heure actuelle, pour que la paix soit menacée, il faut et il suffit qu'un pays surpeuplé dispose d'une industrie capable de produire des armements.
Il ne peut y avoir d'agression sans les moyens d'effectuer cette agression. Privés de ces moyens, les habitants d'un pays surpeuplé n'ont que deux issues : cesser de se multiplier et réduire ainsi la population, ou bien continuer à se multiplier jusqu'à ce que la famine, les épidémies, les désordres politiques et la guerre civile élèvent suffisamment le taux de la mortalité pour qu'un rapport favorable s'établisse entre le chiffre de la population et la somme des ressources naturelles.
Mais certains pays surpeuplés sont aussi des pays industrialisés ; pour ceux-là, il existe une troisième issue : asservir ou exterminer leurs voisins, afin de disposer de territoires, de ressources en denrées alimentaires et en matières premières et de débouchés nouveaux. Sachant que "Dieu est toujours pour les gros bataillons", les chefs militaires des pays industrialisés à forte natalité se sentiront sûrs de gagner n'importe quelle guerre contre des pays à natalité faible. Et sachant que David a tué Goliath avec une pierre, les chefs militaires des pays à natalité faible en viendront à se persuader que leur seule chance de survie est d'utiliser, avant qu'il ne soit trop tard, leur supériorité technique en armes atomiques et biologiques afin de compenser l'effet des gros bataillons.
Tant qu'il est admis en principe que les nations n'existent que pour se dévaster et se détruire mutuellement, les différences du taux d'accroissement de la population dans les différents pays du monde ne présentent pas moins de danger, sur le plan politique, qùe l'accroissement général de la population qui se traduit par un épuisement plus rapide des ressources.
Imaginons maintenant que, malgré le nationalisme et le militarisme, on se mette d'accord sur une politique démographique mondiale. Quelles seraient les chances de succès d'une telle politique ? La réponse est que son application, dans les pays où elle serait le plus immédiatement souhaitable, serait extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible.
Même si une réduction appréciable du taux actuellement très élevé de la natalité devait être décidée et appliquée avec succès dès demain, dans l'ensemble du monde, le nombre des personnes en âge de procréer est actuellement si grand que, malgré la réduction du taux de la natalité, l'ensemble de la population continuerait à s'accroître au moins jusqu'à la fin de ce siècle.
Dans les conditions les plus favorables que nous puissions raisonnablement imaginer, la population du monde s'élèvera certainement à trois milliards d'habitants au moins, avant de commencer à décroître. Autrement dit, quoi qu'il arrive, le prochain demi-siècle sera. une époque de très graves dangers dans les domaines politique et économique.
Si une politique démographique mondiale était décidée et appliquée dans le proche avenir, on pourrait escompter que ces dangers deviennent moins menaçants après l'an 2.000 environ. Si aucune politique de ce genre n'est adoptée, il est vraisemblable, à moins d'événements extraordinaires, bons ou mauvais, que la crise se prolongera encore de nombreuses années...
Le problème doit être abordé simultanément sur plusieurs fronts : le front idéologique, le front de l'organisation et le front scientifique et technique. Sur le front idéologique, l'ennemi le plus redoutable de la paix est le nationalisme ; car c'est dans le contexte d'une pensée nationaliste que le surpeuplement devient le plus dangereux. La profondeur et la sincérité du sentiment religieux se mesurent aux sacrifices que le croyant est disposé à faire. Aujourd'hui, pour une seule personne qui accepterait de mourir pour sa foi en son Dieu, il y a probablement un millier d'hommes et de femmes qui seraient prêts à affronter le martyre pour leur idole nationale. De tous les mobiles d'action collective, le nationalisme est actuellement, de beaucoup, le plus puissant...
Si nous regardons une carte du monde montrant par des couleurs ou des hachures la densité de la population dans les différentes régions, nous constatons que de vastes territoires sont presque inhabités. La plupart sont inhabitées parce que, dans les conditions actuelles, ils sont inhabitables. Certains d'entre eux, à condition qu'on y consacre une somme plus ou moins considérable de travail humain et qu'on y investisse des capitaux suffisants, pourraient être transformés et devenir productifs.
A mesure que s'accroîtra la population mondiale et que la demande l'emportera toujours davantage sur l'offre, en ce qui concerne les denrées alimentaires, il y aura un intérêt croissant à consacrer du temps, du travail et de l'argent à des entreprises qui, dans les circonstances actuelles, ne se justifient pas du point de vue économique. Si l'énergie atomique peut être utilisée sans trop de danger à un prix de revient très bas, de nombreux projets, actuellement injustifiables, entreront dans le domaine des réalisations pratiques.
Déjà, l'on apprend que les Russes ont réussi à dégeler la toundra sibérienne et à la transformer en champs de seigle et de blé. Si cette expérience réussit, d'immenses territoires jusqu'ici stériles, dans les régions boréales de l'Asie et de l'Amérique, pourront devenir productifs...
Pour supprimer le danger politique qu'entraine le monopole des terres fertiles et de l'accès à la mer libre, et pour exploiter scientifiquement des régions dont les produits pourraient accroitre dans d'immenses proportions notre ravitaillement en denrées alimentaires, les chimistes et les biologistes devront étre appelés à collaborer à une série de "Projets Manhattan" non plus de destruction, mais de création. C'est ainsi que les Allemands ont employé, dit-on, une méthode permettant de transformer des produits organiques de rebut, tels que la sciure de bois, en solution sucrée destinée à la culture de levures comestibles.
Une telle technique, si l'on sait en tirer parti, permettrait de fournir les protéines si nécessaires aux millions de gens qui, actuellement, ne disposent que d'une alimentation incomplète à base de céréales. Un autre projet analogue porterait sur la synthèse de la chlorophylle, substance qui permet à la plante en croissance d'utiliser l'énergie du soleil pour transformer l'air et l'eau en hydrates de carbone.
Jusqu'ici, les dirigeants du monde n'ont pas hésité à gaspiller le temps, l'énergie, l'argent et l'intelligence de leurs peuples pour perfectionner les armes atomiques et biologiques. Il ne semble guère qu'ils aient jamais eu l'idée d'utiliser les ressources de la science appliquée pour apaiser la faim chez ceux qui en souffrent et supprimer ainsi l'une des principales causes de guerre.
Le monopole naturel des matières premières est, politiquement, encore plus dangereux que celui des denrées alimentaires. Lorsqu'ils se trouvent sur le territoire d'un pays puissant, les gisements minéraux nécessaires à l'industrie constituent, pour ce pays, une tentation permanente d'abuser de sa puissance économique et militaire ; lorsque ces gisements se trouvent sur le territoire d'un pays faible, ils constituent, pour les autres pays, une invite permanente à l'agression.
La recherche devrait donc être orientée délibérément vers la découverte de produits universellement accessibles et capables de remplacer les minéraux relativement rares ou très inégalement répartis. En cas de succès, deux résultats bienfaisants seront atteints : la destruction des monopoles naturels, si dangereux politiquement : et la possibilités, pour notre civilisation industrielle, fondée sur l'exploitation précaire de ressources en voie d'épuisement rapide, de disposer de bases plus sûres et presque stables.
La civilisation industrielle est fondée sur l'exploitation de ressources limitées, d'une part grâce au travail humain, et d'autre part grâce à l'énergie tirée du charbon, du pétrole, du gaz et des cours d'eau. Si l'on parvient à l'utiliser, l'énergie atomique pourra accroître dans des proportions énormes a quantité d'énergie disponible. Il en découlerait deux conséquences, lune favorable, l'autre défavorable.
Tout d'abord, nous pouvons prévoir que cet accroissement d'énergie conduira à l'exploitation plus efficace et, par suite, à l'épuisement plus rapide des reserves les plus facilement exploitables de minéraux de première nécessité tels que le fer, l'étan, le cuivre, le zinc, etc. L'énergie atomique nous permettra de jouir de la prospérité du prodigue qui mène grande vie pendant quelques années en dilapidant tout son héritage. Si c'est là le seul résultat que l'on puisse en espérer, la découverte de l'énergie atomique aura été franchement un désastre. Mais heureusement, cette conséquence n'est pas la seule.
Si l'on dispose d'une quantité indéfinie d'énergie à bon marché, il deviendra économiquement possible d'exploiter des gisements que leur faible teneur en minerai utile rend, dans les conditions actuelles, pratiquement sans valeur.
En d'autres termes, l'utilisation de l'énergie atomique accélérera probablement la dilapidation de ce que nous pouvons appeler notre capital en minerai de haute teneur ; mais elle reculera l'échéance de la banqueroute finale en mettant à la disposition de l'industrie le capital en minerai à faible teneur dont les frais d'exploitation sont actuellement trop élevés.
Les applications de a science peuvent servir aussi efficacement la cause de la liberté que celle de la paix. Supposons, par exemple, que l'on trouve le moyen d'accroître sensiblement les ressources en denrées alimentaires. Les conséquences en seraient comparables à celles de la découverte d'un second Nouveau Monde. La vie deviendrait plus facile pour les habitants des pays surpeuplés et la nécessité de certains "contrôles centralisés et absolus" disparaîtrait, ces contrôles n'étant nécessaires que lorsque la pression exercée par la population sur les ressources devient excessive.
En attendant, chaque jour apporte un contingent supplémentaire de quelque cinquante-cinq mille êtres humains sur un globe qui, dans le mêmes temps, perd par érosion presque le même nombre d'arpents de terre productive, et Dieu sait combien de tonnes de produits minéraux irremplaçables. Quel que soit le tour que prenne la crise superficielle ‒ celle qui se situe sur les plans politique, industriel et financier ‒la crise profonde se prolonge et s'aggrave.
L'accroissement incessant, presque explosif, de la population mondiale, commencé il y a quelque deux siècles, se poursuivra, selon toute probabilité, au moins un siècle encore. Pour autant que nous sachions, aucun phénomène de cet ordre ne s'est encore jamais produit. Nous nous trouvons devant un problème qui n'a pas de précédent. Découvrir, puis appliquer les remèdes, sera une tâche extrêmement ardue. Plus nous attendrons, plus grande sera la difficulté.
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