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Le 23e jour de la 12e lune

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© Getty Images/Tao 55

Je revis mes années d’enfance passionnantes, inoubliables. J’habitais un village situé dans l’arrière-pays de la côte sud-est de la Chine. C’était aux alentours de l’année 1900, l’impératrice douairière mandchoue était toujours sur le trône, et les meurs n’avaient pas encore changé.

par Lin Yutang

Aussi loin que remontent mes souvenirs, alors que j’avais quatre ou cinq ans, je « sentais », des semaines à l’avance, venir le Nouvel An tout comme un enfant occidental pressent l’approche des prodiges de Noël.

Chez nous, pas de courses dans les magasins, pas de paquets. Mais pour faire le nienkao (gâteau du Nouvel An composé de farine de riz, de navets et de crevettes séchées), ma mère broyait du riz dans notre moulin. C’était là un grand événement pour un enfant, puisqu’il n’avait lieu qu’une fois l’an. Mes sœurs aidaient notre mère à manœuvrer le petit moulin, fait de deux meules horizontales d’une cinquantaine de centimètres de diamètre, celle du dessus étant entraînée par un axe-manivelle de bois accroché au plafond. C’était une opération très délicate, et fort amusante. Un petit trou était pratiqué dans la meule supérieure ; et tandis que l’un faisait tourner la pierre d’un mouvement circulaire, l’autre, à l’aide d’une cuillère de porcelaine, versait adroitement du riz et de l’eau dans le trou au moment précis où celui-ci passait devant lui. Naturellement, je voulais moi aussi mettre du riz dans le trou. Et il se peut que j’aie cassé quelques cuillères...

Je me souviens aussi que je m’endormais en dépit de tous mes efforts pour me tenir éveillé jusqu’à la dernière heure de l’année qui finissait. Car la coutume voulait que toute la famille fasse la veillée après un somptueux dîner où figurait toujours, outre les palourdes frites, une farce spéciale que ma mère ne faisait qu’une fois l’an. Elle était composée de divers ingrédients hachés menu, réduits en pâte et enveloppés dans la membrane graisseuse du péritoine d’un porc. Des chandelles rouges étincelaient sur la table placée contre le mur. Nous chantions des hymnes et disions des prières, car nous étions chrétiens. Mon père, qui était d’un naturel jovial, lançait des plaisanteries pour ma plus grande joie et celle de mes nombreux frères et sœurs. Puis mes yeux se fermaient et le lendemain matin, à mon réveil, ma première réaction consciente était un sentiment d’attente pour ce qui ressemblait aux souliers de Noël. Ce n’était pas un soulier, mais une robe de satin noir à bon marché, surmontée d’une veste rose foncé, que les petits enfants ne pouvaient porter qu’une fois dans l’année, à l’occasion du Nouvel An. Mon père et ma mère étaient éveillés depuis l’aube, tout habillés, mais toujours au lit, attendant que leurs enfants viennent les saluer. Prétendant que les autres étaient déjà prêts, ma deuxième sœur m’aidait à enfiler précipitamment ma robe neuve pour que, tous ensemble, nous allions nous incliner devant nos parents. Puis, tandis que les adultes se rendaient des visites de Nouvel An, nous autres, enfants, nous faisions partir des pétards.

L’ancien Nouvel An chinois, celui du calendrier lunaire, était la plus grande festivité de l’année pour tout le pays ; aucune des autres solennités ne respirait pareil air de fête. Pendant cinq jours, la population tout entière, parée de ses plus beaux atours, fermait boutique, flânait, jouait, faisait résonner des gongs et partir des pétards, rendait des visites et allait au théâtre. C’était le grand jour de chance : chacun espérait en une nouvelle année meilleure et plus prospère, chacun trouvait plaisir à ajouter un an de plus à son âge, chacun avait pour ses voisins des paroles leur souhaitant une heureuse fortune.

Nouvel An lunaire et Nouvel An républicain

Même la plus humble servante ne pouvait être réprimandée le jour du Nouvel An et – chose plus étrange – les Chinoises, si dures à l’ouvrage, flânaient, croquaient des graines de melon, refusaient de laver, de faire cuire un vrai repas ou même d’utiliser un couteau de cuisine. Cette oisiveté se justifiait par l’idée que balayer le plancher ou laver le linge le jour du Nouvel An, c’était éliminer la chance en même temps que la saleté. Des banderoles rouges, où s’inscrivaient des mots tels que Chance, Bonheur, Paix, Prospérité, Printemps, étaient placardées sur chaque porte. Car le rouge est la couleur du bonheur, et même la plus pauvre servante réussissait à se procurer un bout de ruban rouge ou un bandeau de laine pour orner ses cheveux.

Et par toute la ville, les cours intérieures et les rues résonnaient du bruit des pétards, et l’air était empli d’odeurs de soufre et de narcisse – relents de soufre à l’extérieur et, à l’intérieur, arôme infiniment délicat des narcisses. Les pères renonçaient à leur dignité, les grands-pères étaient plus gentils que jamais et les enfants soufflaient dans des sifflets de bambou à bon marché, portaient des masques et jouaient avec des poupées d’argile. Les femmes de la campagne, vêtues de leurs habits de fêtes, couvraient cinq à six kilomètres à pied pour assister à quelque représentation théâtrale, où les farauds du village faisaient les jolis cœurs auprès de leur belle – du moins s’ils l’osaient. C’était pour les femmes une journée d’émancipation, où elles échappaient aux quotidiennes corvées ménagères, du lavage et de la cuisine ; si les hommes avaient faim, ils pouvaient faire frire du nienkao, préparer un bol de nouilles arrosées d’une sauce toute prête, ou se gaver de poulet froid.

Puis vint l’avènement de la République. Le Gouvernement de la République chinoise abolit officiellement le Nouvel An lunaire ; mais cette fête traditionnelle vivait toujours en nous, d’une vie intense, et refusait de se laisser abolir. Elle était enracinée trop profondément dans la conscience populaire.

Vers 1930 environ, j’habitais Shanghaï.

Je suis de tempérament ultra-moderne et personne ne peut m’accuser d’être conservateur. Je suis partisan, non seulement du calendrier grégorien, mais même d’un calendrier de treize mois ayant chacun exactement quatre semaines de sept jours. En d’autres termes, j’ai l’esprit scientifique et je raisonne logiquement. Et c’est précisément dans mon orgueil scientifique que je fus blessé lorsque je constatai que la célébration du Nouvel An officiel était pour moi un véritable fiasco.

Je ne souhaitais pas la venue de l’ancien Nouvel An. Mais il vint quand même. Il vint le 4 février.

Mon esprit scientifique m’enjoignit de ne pas célébrer l’ancien Nouvel An, et je m’y engageai. Cependant, je pressentis l’approche de l’ancien Nouvel An dès le début de janvier, lorsqu’un matin, l’on me donna pour mon petit déjeuner un bol de Lapache – eau de riz contenant des graines de lotus et des « yeux de dragon » – qui me rappela, avec une netteté saisissante, que nous étions au huitième jour de la douzième lune. Une semaine plus tard, mon domestique me demanda de lui avancer ses gages du « treizième » mois, qui lui étaient dus la veille du Jour de l’An. Je lui donnai un après-midi de congé et il vint me montrer le paquet de toile bleue toute neuve qu’il envoyait à sa femme. Le 1er et le 2 février, il me fallut donner des, étrennes au facteur, au laitier, au petit télégraphiste, aux garçons de courses des maisons d’édition, etc. Et pendant tout ce temps, je savais ce qui allait se passer.

Vint le 3 février. Je me répétai : « Je ne veux pas célébrer l’ancien Nouvel An ». Ce matin-là, ma femme me demanda de changer mes vêtements de dessous. « Pourquoi ? » — « Chouma va les laver aujourd’hui. Elle ne lavera pas demain, ni le jour d’après, ni le jour suivant. » Comme je suis humain, je ne pouvais refuser.

Ce fut mon premier pas dans le chemin de la perdition. Après le déjeuner, ma famille devait aller à la banque, une légère panique s’était déclarée en dépit des décrets ministériels arrêtant que l’ancien Nouvel An n’existait plus. Ma femme me dit : « Nous allons louer une voiture. Tu pourrais venir avec nous et te faire couper les cheveux. » Le coiffeur ne m’intéressait pas, mais la voiture me tentait beaucoup. Je n’ai jamais aimé traîner dans une banque ; mais j’aime l’automobile. Je pensai que je pourrais utilement me rendre au Temple des Dieux de la Cité et voir ce que j’y pouvais trouver pour les enfants. Je savais qu’il devait y avoir des lanternes à cette époque de l’année, et je tenais beaucoup à en montrer à mon plus jeune fils.

Pour commencer, je n’aurais pas dû aller au Temple des Dieux de la Cité. Si l’on y va à cette date, on sait à quoi l’on s’expose... Sur le chemin du retour, je constatai que j’avais acheté non seulement des lanternes de toutes sortes, ainsi que plusieurs paquets de jouets chinois, mais aussi des branches de prunier en fleurs. En arrivant à la maison, je vis que l’un de mes amis, originaire de la même ville que moi, m’avait fait cadeau d’un pot de narcisses – ces mêmes narcisses qui valaient à ma ville natale sa renommée dans tout le pays, et qui me rappelèrent la célébration du Nouvel An de mon enfance. Je ne pouvais fermer les yeux sans qu’affluent tous ces souvenirs. Chaque fois que j’aspirais l’arôme des narcisses, ma pensée évoquait les banderoles rouges, la fête de la veillée du Nouvel An, les pétards, les chandelles rouges et les oranges de Fou-Kien, les visites à l’aube et cette robe de satin noir que je n’avais le droit de porter qu’une fois l’an.

Au moment du déjeuner, le parfum des narcisses me rappela le gâteau du Nouvel An, fait de riz et de navets.

À trois heures, ce même après-midi, j’étais déjà dans l’autobus qui me ramenait chez moi, rapportant de North Szechuen Road un grand panier de nienkao qui pesait plus d’un kilo.

À cinq heures, nous mangions du nienkao frit, dans une atmosphère saturée de l’arôme subtil des narcisses ; je me sentais très coupable.

À six heures, je trouvai sur la cheminée des chandelles rouges brûlant avec éclat, et leurs flammes vacillantes jetaient sur ma « conscience scientifique » une lueur de triomphe sardonique. Soit dit en passant, ma conscience scientifique m’apparaissait déjà très floue, très faible et très irréelle.

— Qui a allumé ces chandelles ? demandai-je vivement.

— C’est Chouma.

— Et qui les a achetées ? fis-je.

— Mais c’est toi qui les as achetées ce matin.

— Oh ! vraiment ?

Je me disais que je devais avoir l’air un peu ridicule – non point tant par ce que j’avais fait le matin même, mais en raison du conflit qui opposait à ce moment-là ma tête et mon cœur. Je fus bientôt tiré de mes réflexions par des détonations de pétards éclatant tout près de là. Un par un, ces sons si familiers autrefois plongèrent jusqu’au tréfonds de ma subconscience. Ils ébranlent le cœur d’un Chinois d’une façon qui restera toujours incompréhensible pour un Européen. Le défi lancé par mon voisin de l’est fut bientôt relevé par mon voisin de l’ouest, jusqu’à ce que crépitât une véritable fusillade.

Je n’allais pas me laisser battre par eux. Tirant un billet d’un dollar, je dis à mon fils :

— Ah-ching, prends ceci et achète-moi des pétards, aussi bruyants et aussi grands que possible. N’oublie pas : plus ils seront grands et plus ils seront bruyants, mieux ce sera.

Lin Yutang

Écrivain et philosophe chinois universellement connu, Lin Yutang est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à son pays, dont Mon pays et mon peuple, L’Importance de vivre, Sagesse de la Chine et de l’Inde, etc.