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Non à la démission de l'intelligence

L'entretien sur «l'avenir de l'esprit européen», tenu à Paris en octobre 1933 par l'Institut international de coopération intellectuelle ‒ ancêtre de I'Unesco ‒ est pour Aldous Huxley l'occasion de s'insurger contre l'avilissement de la pensée contemporaine. Le célèbre romancier britannique, l'auteur de Le Meilleur des Mondes (1932), défend avec passion, et humour, des valeurs intellectuelles battues en brèche par l'extension de la culture de masse. Il s'exprime en français, langue dans laquelle «cet esprit, cette bonne volonté rationnelle de l'âge de Voltaire... trouvait son véhicule et voyageait d'un bout de l'Europe à l'autre...».

par Aldous Huxley

Nous sommes ici pour discuter l'état actuel de l'esprit européen et les moyens de sauvegarder les acquisitions déjà faites. L'examen des phénomènes de la vie intellectuelle contemporaine (je parle de la vie des masses et non des élites) met en lumière deux faits de la plus haute importance: 1° que l'intelligence et son instrument, la logique, sont généralement dénigrées. Et secundo, que ce que je puis appeler le style de la vie contemporaine est d'une vulgarité et d'une bassesse remarquables. L'amélioration du style de la vie est désirable en soi. Nous avons une intuition immédiate de la supériorité du beau sur le laid. La réaffirmation des valeurs intellectuelles est désirable en soi, mais aussi et surtout désirable en tant que ce n'est qu'au nom des valeurs intellectuelles ‒ telles que la vérité et la justice ‒ que l'Europe puisse se mettre d'accord. On ne fait de sacrifices ‒ et comme Monsieur Benda l'a si justement dit hier, il faut faire des sacrifices ‒ que pour des entités auxquelles on croit et auxquelles on attribue une valeur suprême.

L'anti-intellectualisme est un mouvement déjà vieux et qui se manifeste sous diverses formes ‒ le Bergsonisme, le Freudisme et le Behaviorisme de Watson. Résumer ces doctrines serait complètement inutile, puisque tout le monde ici sait très bien de quoi il s'agit. Ce qui nous intéresse est de savoir pourquoi l'anti-intellectualisme a joui et jouit encore d'une si grande popularité et en second lieu par quels moyens il peut être combattu. Les raisons de sa popularité sont, malheureusement, trop évidentes. Il flatte les passions des hommes, d'abord la paresse: il est si difficile de raisonner, si facile de se fier à des instincts et des intuitions. S'il était question seulement de paresse, le mal ne serait pas très grave. Mais l'anti-intellectualisme flatte aussi des passions plus dangereuses. Il est admirablement bien adapté à justifier ce complexe de haines et de vanités qui est l'essence même du nationalisme. Dans la philosophie nationale-socialiste, par exemple, il est constamment question de «Vérités particulières» qui s'opposent aux vulgaires vérités objectives des intellectuels. Puis il y a les instincts nordiques, les infaillibles intuitions d'hommes blonds.

Quels sont les moyens de combattre l'anti-intellectualisme? ‒ De fortifier cette foi dans la raison sans laquelle l'unité politique de l'Europe sera irréalisable? D'abord il y a le moyen logique. Toute doctrine anti-intellectuelle se détruit elle-même. Par exemple, vous dites avec Freud que toutes les constructions intellectuelles ne sont que des rationalisations de désirs conscients ou inconscients. Très bien. Parmi ces constructions intellectuelles figure votre propre doctrine anti-intellectualiste. Vous vous trouvez sur les cornes d'un dilemme; ou votre doctrine est vraie; dans ce cas elle ne représente que l'expression d'un désir refoulé, probablement sexuel et ne possède aucune signification objective. Ou elle possède une signification objective et en ce cas elle est fausse.

Malheureusement la logique a très peu de prise sur les masses. Aux masses, il faut parler en termes d'autorité absolue, comme Jéhovah aux Israélites, ou en termes de paraboles, c'est-à-dire en termes de l'art. Ce n'est qu'aux enfants et aux faibles d'esprit ‒ malheureusement assez nombreux ‒ qu'on peut parler avec autorité: et cette autorité, il faut d'abord qu'on la possède. Les différents systèmes d'enseignement national ne sont pas dans nos mains et nous ne sommes pas des démagogues, des meneurs de foule. Donc, pour nous, la seule manière d'agir sur les esprits est la persuasion ‒ c'est-à-dire l'art. La logique détruit l'anti-intellectualisme. Mais les masses n'acceptent cette logique que quand elle a été incarnée dans une œuvre d'art. Malheureusement les œuvres d'art ne se commandent pas. C'est un fait que Napoléon et les Bolcheviks ont constaté avec un étonnement douloureux. La seule chose que nous puissions faire, c'est d'espérer. Un artiste de l'intellectualité apparaîtra peut-être ‒ peut-être n'apparaîtra-t-il pas. Il n'est pas en notre pouvoir de le créer. On peut organiser tout, sauf l'art.

De la mauvaise littérature en quantité industrielle

J'en viens maintenant à la seconde constatation que nous avons faite en examinant le monde actuel. Notre époque est anti-intellectualiste: elle est aussi vulgaire. Le style de la vie contemporaine est franchement dégoûtant. Nous vivons du Ponson du Terrail, du Paul de Kock. La vulgarité toute particulière de notre époque se traduit dans la vulgarité toute particulière de notre art populaire qui en est en même temps la cause. Comme il arrive presque toujours, le mouvement est circulaire et vicieux. Quelles sont les causes de cette vulgarité? Elles sont en partie économiques, démographiques, en partie intellectuelles et esthétiques. Le développement du système industriel et des terres vierges du Nouveau-Monde a permis une expansion subite de la population de l'Europe, qui en un siècle a plus que doublé. Vint ensuite l'instruction primaire pour tous. Un immense public de lecteurs potentiels était créé. Pour ce public, les entrepreneurs ont monté une nouvelle industrie ‒ l'industrie de la matière lisible. Or, cette matière lisible ne pouvait et jamais ne pourra être que de très mauvaise qualité. Pourquoi? C'est une question d'arithmétique. Le nombre d'écrivains ayant un talent artistique est toujours très limité. Donc, il suit qu'à n'importe quelle époque la plus grande partie de la littérature contemporaine a toujours été mauvaise. Or, la quantité de littérature produite annuellement s'est accrue plus rapidement que la population. Nous sommes deux fois plus nombreux que nous n'étions au commencement du dix-neuvième siècle. Mais le nombre de mots imprimés que nous consommons par an est au moins cinquante ‒ peut-être cent fois ‒ plus grand que le nombre consommé par nos arrière-grands-pères. D'où il suit que le pourcentage de mauvaise littérature dans le total doit être plus grand que jamais. Les Européens ont pris l'habitude de lire tout le temps. C'est un vice, comme de fumer des cigarettes  ‒ ou plutôt, peut-être, comme de fumer de l'opium ou de priser de la cocaïne: car cette littérature presque exclusivement mauvaise est un succédané spirituel de drogues narcotiques et hallucinantes. L'Europe est nourrie ‒ bourrée pourrait-on dire ‒ de littérature de dixième ordre.

Ceci est complètement nouveau. Dans le passé, on ne connaissait directement ou en seconde main que quelques rares livres mais de très bonne qualité. Je citerai le cas des Anglais qui, jusqu'à des temps assez récents, grandissaient avec la Bible et le Pilgrim's Progress de Bunyan, tous les deux d'une pureté et d'une noblesse de style incomparables. Aujourd'hui ils grandissent avec le Daily Express, les magazines et les romans policiers. L'instruction universelle a eu ce résultat déplorable qu'au lieu de lire rarement des chefs-d'œuvre, on lit continuellement des infamies et des imbécillités.

Un autre phénomène très alarmant est ceci: que la langue elle-même est en train d'être corrompue par les faiseurs de publicité commerciale. Le mal n'est pas allé aussi loin en France qu'en Amérique et en Angleterre où la publicité a déjà sali un grand nombre des mots les plus nobles. Par exemple, le mot «service» revient à tout moment dans la publicité anglo-saxonne. On parle de la fabrication de pilules ou de conserves comme autrefois on parlait des activités de saint François d'Assise. Voilà un monsieur qui vous vend avec vingt pour cent de bénéfice net des haricots en boîte. Très bien. Mais il est inadmissible qu'il vous parle avec une onction cléricale du «service» ‒ dans le sens chrétien du mot ‒ qu'il vous a rendu. La même chose est arrivée avec bien d'autres mots. Beauté, Grâce, Aventure, Viril, Romanesque, tout un vocabulaire de beaux mots a été employé dans la publicité et ainsi rendu suspect. On commence à ne pouvoir entendre un de ces mots sans réagir immédiatement par un accès de cynisme. Il est très difficile de séparer les mots des choses qu'ils signifient; et quand les mots ont été salis comme ils le sont journellement, les valeurs représentées sont aussi salies. Chaque langue est un véhicule de la meilleure tradition de la race. Si vous ruinez ce véhicule ‒ et les faiseurs de publicité sont en train de le faire ‒ vous détruisez cette tradition.

Les miaulements abjects de la musique populaire 

Ce qui est arrivé dans le domaine de la littérature est arrivé également dans celui de la musique populaire. Mais ici ce n'est pas l'instruction primaire qui a créé le grand public des auditeurs, c'est l'invention des machines parlantes. (Entre parenthèses, c'est l'invention de la presse rotative qui a permis à l'industrie littéraire son essor actuel). Pour cet énorme public d'auditeurs, il faut de la matière audible. On la fabrique, et, inévitablement, elle est de très mauvaise qualité. Mais, dans le cas de la musique populaire, les choses sont compliquées par des faits esthétiques. Depuis cent trente ans, les musiciens ont énormément développé leurs moyens techniques pour l'expression de leurs sentiments. Beethoven a créé tout un répertoire de moyens techniques pour exprimer les passions ‒ moyens inconnus à ses prédécesseurs, même les plus géniaux. L'enrichissement de la technique musicale a progressé pendant tout le dix-neuvième siècle. Berlioz, Wagner, Verdi, les Russes, Debussy ‒ tous ont apporté de nouveaux moyens d'expression au stock commun. Naturellement les sentiments que ces compositeurs voulaient exprimer n'avaient pas toujours cette qualité de pureté et de noblesse qui caractérise les sentiments de Beethoven. Wagner, surtout, a donné à la musique la puissance d'exprimer ‒ avec quelle force de persuasion artistique ‒ des choses qui sont au fond assez ignobles. Les compositeurs populaires ont appris leur métier des grands artistes. Grâce à Beethoven, à Berlioz, à Wagner, à Rimsky-Korsakoff et à Debussy, ils sont actuellement dans la possibilité d'exprimer avec une puissance saisissante les émotions les plus basses, la sentimentalité la plus abjecte, la sexualité la plus animale, la joie collective la plus frénétique.

Le mal n'est pas complètement guérissable. Mais je crois qu'il peut être atténué, d'abord par l'éducation. On néglige trop le développement du goût et du sens critique, ou, si on tâche de les développer, on choisit toujours des exemples lointains et inactuels. Si je devais apprendre aux jeunes l'art de distinguer le beau du laid, le vrai du factice, je tâcherais de choisir mes exemples dans le monde contemporain. J'exercerais leur sens critique sur les discours des hommes politiques et sur la publicité commerciale. Je leur ferais entendre les différences qualitatives entre un morceau de jazz et un des derniers quatuors de Beethoven. Je leur ferais lire n'importe quel roman policier puis Crime et Châtiment ou Les Possédés. Voilà pour ce qui est organisable. Mais il existe aussi des forces inorganisables. Nous revenons encore une fois à l'art. Si l'art supérieur reste pur, tout n'est pas perdu. Il y aura toujours une élite pour répondre à l'appel de cet art, pour se laisser mouler par lui, pour vivre son style. Une énorme responsabilité pèse sur tous les artistes. C'est à eux, surtout dans ce temps où les religions organisées ont perdu leur force, c'est à eux qu'incombe la tâche de formuler, d'exprimer d'une façon vivante, de sauvegarder les valeurs de l'esprit. S'ils transigent avec le monde, dans le sens chrétien du mot, ils perdent non seulement leur âme d'artistes, mais en même temps les âmes de toute une élite en puissance.

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Aldous Huxley

Le romancier et critique littéraire britannique Aldous Huxley est l'auteur de nombreuses œuvres de fictions, dont le célèbre roman dystopique Brave New World (Le Meilleur des mondes, 1932, première édition française en 1936).