La modernité élimine l'idée d'un mouvement général de la nature, de la société et de l'individu. Ces domaines se séparent et je pense que la vie politique et culturelle, en Occident, a consisté à gérer les relations entre ces domaines dissociés.
Par Alain Touraine
On accepte souvent comme allant de soi l'idée qu'il existe une tendance prédominante au progrès, à l'universalisme, et qu'il y a des contre-mouvements, des retours en arrière à la religion, à l'irrationnel.
Cette vision des choses est très éloignée de la réalité. Je voudrais rappeler, dans le cas occidental, qu'il y a une autre manière de voir les choses, qui me semble beaucoup plus proche du réel. L'idée de progrès en Occident a dominé quelques esprits, intellectuels et politiques, pendant un siècle. A partir de 1870, on n'en parle plus. L'histoire de l'Occident, c'est tout autre chose. Je dirai même, pour aller jusqu'aux limites du paradoxe, que s'il y a une époque où l'on a cru au progrès, c'était surtout au Moyen Age.
La modernité élimine l'idée d'un mouvement général de la nature, de la société et de l'individu. Ces domaines se séparent et je pense que la vie politique et culturelle, en Occident, a consisté à gérer les relations entre ces domaines dissociés. D'un côté, l'idée de progrès s'est brisée au profit de celle de croissance économique, de l'autre on a vu apparaître — ce qui est totalement étranger à l'idée même de progrès — l'idée de démocratie, liée à celle d'individualisme. Aucun des grands tenants de l'idée de progrès au 18ème siècle, pas plus Rousseau que Voltaire, ne s'était dit, officiellement et ouvertement, démocrate, bien au contraire. Enfin, le concept de nation, apparu d'abord en Allemagne, est le concept dominant du 20ème siècle.
Autrement dit, l'histoire de l'Occident, ce n'est pas le triomphe universel de la raison, c'est l'apprentissage de la gestion des relations entre la croissance économique, ou la raison pratique, et les notions de nation et de liberté.
Ce grand mouvement, qui a été un mouvement de combinaison, devient aujourd'hui un mouvement d'éclatement au niveau mondial. Pour reprendre des expressions qui sont devenues presque des slogans, on a l'impression que nous vivons désormais dans un monde où l'univers des marchés, l'univers des tribus, l'univers de la subjectivité se disjoignent. Il n'y a plus de société du tout. C'est important. Toute solution qui consiste à dire: reconstruisons un monde autour de l'universel, ou bien: reconstruisons un monde autour du particulier, autour de l'économie ou autour des cultures, est vouée à l'échec et ne peut mener qu'aux catastrophes. Nous vivons dans un monde où l'objectivité des marchés est complètement dissociée de la pluralité des subjectivités et des cultures.
Reste à l'Occident, comme à bien d'autres parties du monde, de réfléchir à la manière de vivre selon plusieurs principes à la fois. Je répète: le propre de la modernité occidentale, ce n'est pas l'universalisme du progrès, mais la combinaison de l'universalisme de la raison, de la particularité des nations plus marquée, évidemment, dans les nations tardivement constituées, comme l'Italie et l'Allemagne et de l'universalité des droits de l'homme, donc de l'individualisme et de la démocratie.
Je crois que le problème devant lequel nous nous trouvons réside là. Surtout ne pas plaider l'universel contre le particulier, mais plaider la nécessité, pour une société, un pays ou un ensemble de pays, ou pour le monde entier, de combiner plusieurs principes. Le danger fondamental aujourd'hui, c'est de vouloir faire des sociétés unidimensionnelles. Ethniquement pures ou consacrées à la rationalité du marché, ou je dirai même entièrement consacrées à la subjectivité. Apprendre, dans toutes les parties du monde, à combiner plusieurs principes est essentiel.
Il me semble particulièrement important de parler de ces problèmes au niveau d'un seul monde. Je crois qu'il est devenu dangereux de dire «le tiers monde», «le premier monde», «le deuxième monde». Il est dangereux de croire qu'il existe même une séparation Nord-Sud. C'est une présentation fausse de la réalité. Les mêmes problèmes se posent aujourd'hui, dans des proportions différentes. Au lieu de dire qu'il y a la raison au Nord, avec ses défauts, et les particularismes au Sud, je pense qu'on doit poser, dans les mêmes termes, le problème de ces combinaisons dont je parle pour toutes les parties du monde. Sans quoi, on va à des oppositions frontales entre ceux qui diront «priorité à la raison» et ceux qui diront «priorité à la pluralité et à la diversité des cultures».
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Lisez également: Alain Touraine dans Le Courrier de l'UNESCO