par Edgar Morin
Nous devons prendre conscience et faire prendre conscience de notre destin commun. L'unité, parvenue à l'ère planétaire, se conjugue désormais comme un destin commun de vie et de mort. L'universel n'est plus abstrait, mais singulier et concret, puisqu'il s'agit d'une planète singulière, d'une humanité singulière qui affronte des problèmes concrets de vie, de mort et de progrès.
Le progrès est sans doute l'idée-clé de la modernité occidentale, qui a pris cours aux 18e et 19e siècles, et s'est universalisée. Cette idée de progrès a semblé une véritable loi du devenir. Elle se fondait sur le déterminisme scientifique qui régnait alors comme une sorte de loi historique que l'on pouvait dessiner de différentes manières, aussi bien celle d'Auguste Comte que de Karl Marx. Elle semblait renforcée par l'idée d'une évolution biologique partant des êtres unicellulaires pour arriver jusqu'à l'espèce humaine. Et elle semblait trouver aussi un soutien absolu dans les développements, qui ne pouvaient être que bénéfiques, de la science et de la raison. Il s'agissait, autrement dit, d'un progrès nécessaire, inéluctable. C'est cette idée qui s'est répandue. Les guerres mondiales, les régressions, semblaient des accidents dus à d'ultimes soubresauts des forces réactionnaires ou antiprogressistes.
Par ailleurs, le concept de développement, qui a été lui-même généralisé après la deuxième guerre mondiale, a créé une sorte de modèle techno-économique du progrès dans lequel la croissance économique est apparue, si je puis dire, comme la locomotive, nécessaire et suffisante, de tous les progrès humains, notamment les possibilités d'épanouissement personnel. On a totalement occulté, dans cette conception, tous les aspects destructeurs de la croissance ou du développement technique ou économique sur les cultures. Cela avait commencé en Europe même, mais les destructions ont été beaucoup plus importantes dans le reste du monde.
Qu'en est-il aujourd'hui? On est pris dans une crise du progrès, qui est une crise du futur. Elle s'annonçait déjà avant la guerre, mais elle est maintenant installée et universelle. Elle concerne tout le monde et notamment les pays dits en développement, puisqu'on s'est rendu compte que les recettes du développement qui étaient proposées, que ce soit celles de l'Est ou de l'Ouest, aboutissaient, le plus souvent, à des échecs.
Cette crise a couvé dans le monde totalitaire de l'Est, qui proposait aux hommes un avenir radieux, lequel avenir s'est effondré ces dernières années. Mais elle a atteint également le monde occidental où on ne croit plus, à juste titre, à un déterminisme, non seulement historique, mais même physique. On s'est rendu compte que la science peut avoir aussi bien des effets manipulateurs, asservissants ou destructeurs, que des effets bienfaisants. Et on a compris que se sont diffusées, sous le couvert de la «raison», des formes obtuses de rationalisation — pensées logiques dans l'abstrait, mais dénuées de tout fondement empirique.
Je pense donc que nous vivons, sous des aspects différents, une crise commune du progrès. Je crois aussi que le retour actuel à l'ethnie ou à la religion, est une conséquence de l'universalisation de cette crise du progrès: quand on perd le futur et que le présent est malheureux, misérable, angoissant, il ne reste plus que le passé. J'estime que nous avons pour premier devoir d'abandonner l'idée d'un progrès mécanique et celle d'un progrès fondé sur la seule base techno-économique.
Nous devons comprendre qu'au fond de l'idée de progrès, il y avait l'idée de «vivre mieux». Vivre de façon humaine, civilisée à l'égard d'autrui. Cet impératif éthique doit désormais régir l'idée de progrès — lequel devient dès lors quelque chose de souhaitable, de possible, et non plus un mécanisme inéluctable.
Dans cette conception il faut, je crois, abandonner la perspective linéaire selon laquelle il y avait un monde avancé, un monde arriéré et un monde dit primitif, qui tous devaient partager la même conception. Il faut reconnaître que toute civilisation, toute culture, est un mélange d'ingrédients les plus divers — superstitions, croyances arbitraires, vérités profondes, sagesse millénaire — et que cela vaut aussi bien pour le monde européen, qui a ses vérités, mais aussi ses mythes, ses illusions, à commencer par l'illusion du progrès.
Repenser l'idée de progrès devient une tâche prioritaire.
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