« La pérennité d'un peuple tient à sa langue. Une langue touche toujours à l'universel, chacune est l'apanage du génie de l'humanité tout entière. Aucune n'est méprisable, quel que soit le peuple auquel elle appartient et quel que soit son niveau d'évolution. Toute langue est perfectible, qu'elle évolue d'elle-même ou s'enrichisse d'emprunts. La langue est un legs décisif : une langue maternelle, quelle qu'elle soit, est un véhicule culturel. Mais l'on ne peut guère espérer perfectionner une culture nationale en la tenant à l'écart de toutes les autres. » Voici ce qu’écrivait Tchinghis Aïtmatov dans son article « Kirghizie, le pays au-delà des nuages », publié dans le numéro d’octobre 1972 du Courrier de l’UNESCO. Dix ans plus tard, dans ce numéro consacré au peuples et cultures du monde, il développe plus en profondeur les dangers qui guettent les langues minoritaires, mais aussi les menaces que représentent le repli sur soi et l'isolement culturel.
Tchinghis Aïtmatov
Voici comment le poète soviétique Rassoul Gamzatov explique, avec l'humour qui est le sien, la grande diversité des langues de son pays natal, le montagneux Daghestan : lors de la distribution des langues sur la Terre, Dieu fut pris dans une tempête de neige alors qu'il se trouvait sur le territoire du Daghestan, et il y déversa en toute hâte un sac entier de dialectes ! La diversité des langues créa jadis une telle désunion parmi les peuples du Daghestan, proches toutefois par la mentalité et les moeurs, que l'on aurait pu croire qu'ils vivaient non pas côte à côte dans des vallées voisines, mais sur des continents différents. Dans cette partie orientale du Caucase Nord, chaque "aoul" (village montagnard) avait sa propre langue qui ne ressemblait à aucune des langues voisines. Elles n'étaient même pas apparentées.
Il n'est au monde aucun alphabet qui permette de transcrire les sons propres aux lanues du Daghestan. C'est pourquoi, lorsque l'écriture fut créée (déjà en période soviétique), il fallut ajouter aux signes de l'alphabet cyrillique des lettres spéciales et des combinaisons de lettres. Aujourd'hui, près de deux millions d'habitants parlent au Daghestan plus de trente langues ; les journaux et les almanachs littéraires paraissent dans cinq de celles-ci, les pièces de théâtre sont jouées en sept langues et les livres sont publiés en neuf langues différentes. Il y a, au Daghestan, des poètes qui écrivent leurs vers non seulement en avar (la langue la plus répandue dans cette région bien qu'il n'y ait en tout que quatre cent mille usagers environ) mais aussi en langue tat (bien que les usagers ne soient pas plus de quinze mille). On trouve même des poètes qui s'expriment dans une langue parlée seulement par quelque deux mille personnes.
Les problèmes auxquels se heurtent ceux que l'on appelle les minorités nationales, qui peuplent les points les plus divers du globe, peuvent sembler mineurs. Mais pour les minorités nationales les plus petites, ils sont tout aussi grands, importants, voire préoccupants, que les problèmes auxquels sont confrontés les nations comptant des millions d'hommes.
Il est ici question du destin réservé à la culture de ces minorités nationales dans le monde moderne, le problème essentiel étant celui de leurs langues, car on ne peut parler du développement de la culture nationale sans évoquer le problème de la langue. La langue est à la fois la base essentielle de la culture nationale et un moyen pour cette culture de se développer. La langue de tout peuple est un phénomène unique, fruit de son génie, et sa disparition ne peut entraîner qu'une grande perte. Aussi faut-il conserver celles qui existent, elles sont l'apanage de l'humanité tout entière.
Le monde vit dans un environnement linguistique : l'écologie des langues offre la même complexité et la même fragilité que l'écologie de la nature. C'est un fait que les langues dominantes remplacent et absorbent les langues minoritaires. Il faut se montrer extrêmement prudent envers les arguments qui défendent ardemment la notion d'intégration qui risque d'entraîner la perte des valeurs nationales et de la spécificité des cultures. Ces arguments faussent le fond du problème. Les peuples et les cultures ne peuvent s'interpénétrer, dans leur commun intérêt, que s'ils présentent certaines différences et non pas seulement des similitudes. S'ils perdent leur caractère original, aucun enrichissement mutuel n'est plus possible et, par conséquent, cet échange n'a même plus de raison d'être.
Je suis persuadé qu'il est parfaitement possible de préserver les langues existantes des minorités nationales en créant les conditions qui leur permettent, d'une part, de s'adapter au nouveau style de vie des nations tant sur le plan matériel que spirituel, et, de l'autre, de se perfectionner grâce à une évolution interne de la langue et à un enrichissement dû au contact avec des cultures plus avancées et d'autres langues du monde. L'expérience de l'Union Soviétique le confirme : plus de cent peuples, nations, nationalités et groupes ethniques ont permis, il y a soixante ans, par leur commune volonté de se rassembler, la formation d'un seul et même Etat unifié.
Au cours de ces mêmes années, déjà lointaines, les régions situées aux confins de l'ancien empire de la Russie tsariste se trouvaient placées devant l'alternative suivante : soit s'appuyer entièrement sur une langue déjà très évoluée, en l'occurrence le russe, soit suivre la voie de la coexistence, c'est-àdire assurer le développement des langues nationales tout en utilisant la langue la plus évoluée. Le plus facile eût été, bien entendu, d'adopter entièrement la langue la plus évoluée avec tout ce qu'elle comporte de richesses littéraires et scientifiques et de créer dans cette langue-là, sans plus se soucier de sa propre culture. Un tel choix peut paraître tentant. Mais ne provoquerait-il pas l'atrophie du caractère spécifique de la culture nationale ? Et, ce qui est loin d'être le moins important, cela permettrait-il de répondre aux intérêts communs de la société mondiale, dont l'extrême complexité est historiquement « déterminée » et qui offre des facettes multiples ? Qui oserait se prononcer sur ce qu'il faut garder ou ne pas garder dans l'éventail de la culture de l'humanité ?
Il a fallu réfléchir à tous ces aspects, peser le pour et le contre en gardant à l'esprit que, pour le choix d'une langue, s'il convient évidemment de se laisser guider par les possibilités qui se présentent, il faut aussi tenir compte de considérations d'ordre civique, à savoir le devoir qu'a tout citoyen à l'égard du peuple qui l'a engendré et lui a légué sa plus grande richesse : sa langue.
Nous ne cesserons jamais de nous extasier devant cette merveille qu'est la langue natale. Seule la langue que l'on a apprise et assimilée dans l'enfance peut nourrir l'âme de cette poésie qu'est l'expérience d'un peuple, peut lui procurer la jouissance de la diversité des rythmes et de la richesse sémantique élaborées par ses ancêtres
Je dois dire, du moins si je me fie à ma propre expérience, que l'homme peut, dans son enfance, assimiler en profondeur deux langues à la fois, surtout si celles-ci revêtent pour l'enfant, dès ses premières années, la même importance. Quant à moi, je considère que le russe est autant ma langue natale que le kirghize. Il l'est depuis mon enfance et le restera toute ma vie.
Mais il serait impossible de donner un essor à la culture spirituelle de la famille multinationale des peuples d'URSS sans faire appel aux acquis des cultures les plus développées ; c'est la raison pour laquelle nous avons choisi la deuxième solution qui est plus difficile, mais qui donne de meilleurs résultats. Plus d'un tiers de nos peuples n'avaient pas de langue écrite : ils l'ont acquise. De ce fait, la littérature en URSS comprend plus de quatre-vingt littératures différentes appartenant à diverses nationalités. Le principe de l'égalité absolue de toutes les langues dans les limites de leur répartition ethno-administrative s'est ainsi pleinement vérifié.
Je voudrais évoquer ici le rôle de la langue russe qui est devenue un chaînon, une « langue-pont », reliant, pour la première fois dans l'histoire, les rives artistiques de différents peuples, dont chacun ignorait il n'y a pas si longtemps l'existence de l'autre, séparés qu'ils étaient par leur degré de civilisation, leur expérience culturelle et sociale, la diversité de leurs coutumes et traditions et par leur incapacité à comprendre la langue de l'autre. Le russe est devenu dans l'Etat multinational qu'est l'Union Soviétique la langue de communication entre toutes les nationalités, la langue d'une nouvelle « civilisation » et de la coopération culturelle. D'une part, parce qu'elle est la langue de la nation la plus importante numériquement, de l'autre, parce que, en exerçant une influence sur les autres langues des peuples de notre pays, elle s'enrichit elle-même au contact de ces dernières. Dans les républiques soviétiques et les régions peuplées de minorités nationales, elle est considérée, à juste titre, comme la deuxième langue de toutes les nations et nationalités non russes de l'URSS, 82 % de la population du pays possédant couramment cette langue.
Nous sommes maintenant en droit de dire que nous avons créé, phénomène sans précédent dans l'histoire de l'humanité, une culture soviétique unifiée, plurilingüe, qui a intégré les meilleurs éléments des diverses cultures des grands et des petits peuples du pays, en leur conservant leur originalité et leur spécificité, culture à la fois universelle, internationaliste et multiforme. Son internationalisme ne veut pas dire que l'on a remplacé les cultures nationales par une culture générale stéréotypée, comme certains le croient parfois à tort, mais signifie le plus grand épanouissement possible de toutes les cultures et langues des diverses nationalités sur la base de l'unité idéologique de toute la société.
Par la préservation et le développement de l'originalité nationale des peuples, nous nous opposons à ce nivellement, à cette érosion des valeurs nationales qui, hélas, se produit encore dans le monde, suscitant une inquiétude bien naturelle quant au destin de la culture mondiale. Et je vois un sens élevé de l'humanisme et de la morale dans le fait que l'intégration des cultures nationales dans les pays socialistes, loin de mener à la perte de l'identité et de l'originalité, contribue au contraire à enrichir ces cultures. Elle les perfectionne et les fait progresser, développant les capacités potentielles que recèle chaque peuple, en puisant dans ses meilleures traditions nationales, dans son héritage spirituel du passé, dans son expérience vécue au fil des siècles et acquise au cours d'une longue existence.
Ce processus, cela va de soi, n'est pas simple. Notre expérience commune nous a valu bien de la peine et parfois même des tourments, d'infatigables recherches et efforts sur les chemins mal connus de l'évolution de la pensée créatrice. Nous avons avancé sur la voie de la connaissance dialectique de la vie, surmontant de nombreuses maladies « infantiles » de croissance et leurs séquelles. Le développement d'un Etat multinational aussi grand que l'URSS ne peut pas ne pas engendrer en permanence de nouveaux processus et problèmes dans le domaine des relations avec les nationalités. Il suffit de dire qu'au cours de ces dernières années, dans chacune des républiques soviétiques, le nombre des citoyens d'origine non nationale ayant des intérêts spécifiques dans le domaine de la langue, de la culture et du mode de vie, s'est considérablement accru.
Les limites de l'identité nationale s'élargissent de plus en plus ; la vie de tous les jours évolue si rapidement que les signes considérés jusqu'alors comme étant foncièrement nationaux sortent du cadre quotidien et deviennent, dans le domaine culturel, des entraves. Lorsqu'on parle des particularités nationales qui nous distinguent, on ne prend pas toujours en considération tout ce qui dans la vie quotidienne nous rapproche, nous, qui avons une commune destinée, une commune formation et vivons à la même époque. Il faut donc tenir compte à la fois du milieu, de la situation concrète, du genre des activités exercées et, chose encore plus importante, de la psychologie de l'homme nouveau.
Les modifications les plus profondes sont précisément intervenues dans la façon de concevoir le monde, dans la psychologie et le comportement des Soviétiques. Dans de nombreux aspects de notre vie, nous, représentants des diverses nationalités, avons des vues, des points de repères et des critères communs. Il convient de saluer ces nouvelles orientations et ces nouvelles tendances dans l'évolution des cultures nationales : elles pourront enrichir la forme nationale antérieure et élargir ses horizons, à condition, bien entendu, que ces modifications puissent s'exprimer dans la langue même de la nation.
Aujourd'hui, nous atteignons dans ce domaine une nouvelle dimension : nous explorons des traits nouveaux du caractère national, nous apprenons à poser un regard moderne sur la vie actuelle, aussi l'identité nationale prend-t-elle chez nous une teinte tout à fait contemporaine.
Mais qu'adviendrait-il si nous nous repliions complètement sur nous-mêmes ?
Se développerait alors une culture en réalité pseudo-nationale, car elle ne refléterait, dans le meilleur des cas, qu'une des facettes du caractère national. Se couper de l'interaction avec d'autres cultures, surtout si elles sont plus évoluées, revient à se priver d'une précieuse source de développement. Vue comme une fin en soi, « l'originalité » aboutit au repli sur soi, à l'isolement, à un particularisme national borné qui rend plus difficile la diffusion des valeurs hors des limites du territoire national.
En outre, il est plus naturel que les identités nationales subissent elles-mêmes des modifications. Elles s'interpénétrent, s'enrichissent mutuellement en éliminant tous les éléments désuets. Mais, je ne sais pourquoi, lorsque nous abordons le problème des identités nationales, c'est presque toujours vers le passé que nous tournons nos regards, bien que la réflexion artistique ait de tous temps reflété l'état d'esprit de la société de son époque. Non, le caractère national ne se limite pas à un ensemble de traits nationaux issus de la nuit des temps. Dans la notion de « national », il faut voir non seulement ce qui a survécu à l'épreuve du temps, non seulement la mûre expérience du passé, mais aussi ce qui est nouveau, ce qui est engendré par la réalité des temps modernes.
Je me suis attardé en détail sur ce point car les problèmes de culture nationale soulèvent à l'heure actuelle dans le monde entier de nombreuses controverses. Les traits particuliers d'un peuple donnent à sa culture un « visage à nul autre pareil ». Le lien qui unit la culture à la terre natale, au peuple, aux problèmes fondamentaux de l'identité nationale, la nourrit d'une sève vivante et féconde et l'aide à déboucher sur les vastes espaces de la culture universelle. C'est pourquoi l'identité nationale ne peut en aucune manière s'opposer à ce qui est devenu international.
Certes, on peut comprendre les raisons d'un certain parti pris qu'adopte une fraction de l'intelligentsia asiatique ou africaine à l'égard de l'eurocentrisme et d'une certaine mentalité européenne qui, pour elle, sont associés à la domination coloniale et à l'humiliation ressentie dans sa dignité nationale. Néanmoins, l'avant-garde de l'intelligentsia africaine et asiatique s'efforce depuis longtemps d'enrichir les cultures nationales de leurs continents de l'apport européen, le considérant comme un acquis appartenant à l'humanité tout entière.
Je suis d'accord avec le critique bengali Sarvar Mourchid qui fait remarquer qu'aujourd'hui chaque culture doit décider si elle se veut partie intégrante de la culture mondiale ou si elle préfère chercher sa « grandeur » en elle-même. La tentation est forte de vouloir chercher la « grandeur en soi-même », mais elle conduit à l'isolationnisme et, de là, au dogmatisme. La raison pour laquelle ces questions se posent aux Asiatiques et aux Africains avec une telle acuité, qui ne va pas sans douleur parfois, est tout à fait évidente : c'est seulement depuis peu que la menace de l'ethnocide a cessé de peser sur eux.
De nos jours, les peuples numériquement nombreux de ces deux continents se sont trouvés devant la nécessité de choisir des moyens pour résoudre leurs problèmes politiques et sociaux aussi bien qu'une voie pour le développement de leurs cultures. L'accès à l'indépendance politique exige de manière urgente que soit redéfinie une vie économique et culturelle correspondant aux nouvelles conditions, sinon cette indépendance serait vaine.
La formule de Kipling « L'Occident c'est l'Occident, l'Est c'est l'Est » n'est valable ni pour l'histoire ni pour la culture. Au cours des décennies passées, sur le plan social, de gigantesques progrès ont été réalisés qui, par legr ampleur, peuvent se comparer aux grandes mutations biologiques, voire géologiques, à cette seule différence près que ces mutations sociales se sont faites à un rythme extraordinairement plus rapide. Et si l'on parle des progrès actuels de la culture des pays en développement, iI faut souligner qu'ils sont conditionnés avant tout par les recherches que mènent ces pays pour trouver une voie qui leur permette de résou dre leurs problèmes sociaux et de connaître un développement social harmonieux.
Les pensées, les préoccupations, les modes de vie, la destinée et l'histoire des hommes cheminaient déjà de par le monde, alors même que les peuples vivaient isolés et éloignés les uns des autres. De nos jours, le monde forme un tout, autant sur le plan politique, dans la lutte qu'il mène pour sauvegarder la paix, que sur le plan culturel. On peut voir dans la politique de détente que nous défendons dans le monde entier cet aspect de la coopération internationale dans les domaines culturel et scientifique que nous prônons.
Nous entrons dans une nouvelle phase de l'histoire. Le premier pas est fait : surmontant les différences politiques, sociales et nationales, les peuples du monde entier s'efforcent d'adopter une attitude commune à l'égard des problèmes qui concernent l'humanité tout entière, et s'attachent avant tout au problème de la guerre et de la paix. Nous sommes unis par le sentiment que nous sommes tous responsables du sort de la culture humaine, de la civilisation dans son entier et du climat moral qui règne sur notre planète. Nous pouvons dire sans crainte : c'est maintenant que doit s'effectuer le choix crucial de la voie à suivre pour assurer le développement de l'humanité. Et notre responsabilité à cet égard est essentielle car nous ne pouvons repousser dans le temps le règlement de ces questions, le futur dépendant dans une très large mesure de ce que nous pourrons faire aujourd'hui.