Pour le philosophe et sociologue français, le dialogue n’est possible qu’entre des individus qui se reconnaissent mutuellement comme sujets et accordent à l’autre la même dignité et les mêmes droits. C’est pourquoi il ne se montre guère optimiste aujourd’hui, dans une époque qu’il dit caractérisée par le manichéisme et la régression de la compréhension.
Propos recueillis par Sophie Boukhari
Pourriez-vous nous aider à cerner le concept de « dialogue des civilisations », voire même la notion de « civilisation », notamment par rapport à celle de « culture » ?
Selon une distinction classique, proposée par la sociologie allemande du XIXe siècle, on appelle culture ce qui est le propre d’une ethnie, d’une nation, d’une communauté – c’est-à-dire ses usages, ses croyances, ses moeurs, ses rites, ses fêtes, ses dieux, ses mythes... Alors que ce qui relève de la civilisation, c’est ce qui peut passer d’une culture à l’autre. Par exemple, la culture de la pomme de terre est passée de l’Amérique andine en Europe puis dans le reste du monde, tout comme l’usage de la charrue est parti d’un point du globe et s’est répandu ailleurs. Autrement dit, la civilisation, c’est ce qui est technique et matériel, ce qui est transmissible.
Mais la notion de « dialogue des civilisations » prend le mot « civilisation » plutôt dans le sens de « culture », car elle fait référence à des ensembles caractérisés par un certain nombre de traits singuliers supposés ne pas pouvoir se mélanger. Quand on parle de dialogue des civilisations dans son sens banal, on pense, schématiquement, aux civilisations occidentale, chinoise, islamique, chrétienne, iranienne, africaine, etc. Pourtant, si je parle de la civilisation chinoise, je pense au tao, au confucianisme, qui, bien entendu, peuvent circuler. Quant à la civilisation islamique, par exemple, elle englobe des pays et des populations qui ont des cultures différentes, même si, évidemment, elle peut se répandre ailleurs dans le monde.
Bref, civilisation et culture sont des notions floues et des objets d’incertitude !Cependant, il me semble que ce que l’UNESCO veut dire, c’est : « Nous sommes différents, nous avons des croyances et des religions différentes, mais nos spécificités ne doivent pas nous empêcher de dialoguer. »
Que signifie « dialoguer » pour une civilisation ?
De mon point de vue, les civilisations ou les cultures ne dialoguent pas. Seuls peuvent dialoguer des individus. Il s’agit de ceux qui, au sein d’une culture, ont une position ouverte et reconnaissent l’existence de l’Autre. Ils pensent qu’à partir de différences, on peut trouver une base commune, un langage commun – par exemple, « nous recherchons la paix les uns et les autres ». Si vous prenez le monde chrétien du Moyen Âge au moment des Croisades, il n’y avait de dialogue possible ni avec les musulmans ni avec les juifs. Avec les fanatiques intégristes islamiques d’aujourd’hui, il n’y a pas non plus de dialogue possible parce que, pour eux, les autres sont des « chiens d’infidèles ». Dès que l’autre devient un mécréant ou un infidèle, il n’y a plus de dialogue possible.
Et les Occidentaux, sont-ils ouverts au dialogue aujourd’hui ?
Actuellement, un empire du Bien et un empire du Mal ont été définis comme tels par le pouvoir aux États-Unis, alors que du point de vue d’Al-Qaeda, c’est l’inverse. Chacun dit représenter le Bien et que l’autre représente le Mal. Or, les situations manichéennes rendent le dialogue impossible.
Toutefois, certains Occidentaux qui ont étudié d’autres civilisations pensent que l’islam ne peut pas se réduire au fondamentalisme, que c’est une grande religion dont le rôle civilisateur a été éminent dans le passé, notamment à l’époque de Bagdad, des califats et de l’Andalousie. Ils rappellent qu’elle a même été la seule grande civilisation du Haut Moyen Âge, qu’il existe plusieurs interprétations de l’islam et, enfin, qu’au sein même du monde islamique il y a des partisans de la laïcité. Dès que vous avez une diversité dans une culture ou une civilisation, il y a des gens qui sont prêts au dialogue. En général, il s’agit des esprits les moins conformistes, des esprits « déviants », parfois des métis issus de plusieurs civilisations.
Qu’est-ce qu’un « dialogue » ?
C’est quand chacun peut exposer sa thèse, produire ses arguments et qu’on n’interdit pas à l’Autre de le faire.
Quelles sont les conditions du dialogue ?
Tout d’abord, la reconnaissance de l’Autre comme interlocuteur ayant des droits égaux à soi-même. Le vrai dialogue, c’est quand on reconnaît à l’autre la même dignité. Il n’y a pas de dialogue possible entre un maître et son esclave. Le dialogue suppose l’égalité – ce qui est un point de vue relativement nouveau dans la culture européenne !
L’Europe occidentale a dominé et exploité le monde à partir de la conquête des Amériques, elle a pratiqué la traite des Noirs et l’esclavage, elle a exercé les dominations les plus longues et les plus dures de l’histoire. Mais dans cette même Europe, et peut-être dès la conquête, des esprits déviants ont élaboré quelques-unes des idées clés qui permettent le dialogue : c’est Bartolomé de Las Casas, ce prêtre espagnol qui a dit que les indigènes d’Amérique étaient des humains comme les autres, et c’est Montaigne qui disait que nous appelons « barbares » les autres civilisations. Ça a continué avec Montesquieu qui a imaginé qu’un soi-disant Persan venait examiner la France à la façon d’un anthropologue nourri de la philosophie des droits de l’homme. Autrement dit, l’Europe occidentale a été à la fois le foyer de la domination et celui des idées d’émancipation. Et c’est en s’emparant de ces idées que les peuples colonisés ont pu obtenir leur émancipation relative.
Dans le monde d’aujourd’hui, quels sont les obstacles au dialogue ?
Il y a obstacle quand ce qui est sacré pour l’un n’est pas sacré pour l’autre. Par exemple, un musulman, un chrétien et un juif ne peuvent pas dialoguer sur le fait de savoir si Jésus a ressuscité au troisième jour, si Moïse a reçu les Tables de la Loi ou si Mohammed a eu la révélation de l’ange Gabriel.
Mais on peut reconnaître ce qui est sacré chez l’autre et dialoguer, c’est-à-dire progresser dans la connaissance de l’Autre. Ceux qui dialoguent sont minoritaires mais ils existent. Cela dit, quand ils sont très peu nombreux, ça ne va pas loin.
Quelle est la différence entre dialoguer et négocier ?
Négocier, c’est marchander pour des intérêts, arriver à un accord. Alors que le vrai dialogue, c’est comprendre l’Autre. Pour comprendre autrui, il faut d’abord essayer de le connaître dans sa globalité, connaître ses croyances, ses moeurs, ses rites, sa civilisation – ce qui suppose, sans être érudit, d’avoir une certaine culture. Comprendre que l’autre est un sujet comme soi-même, c’est-à-dire un individu autonome qui doit être respecté. Ensuite, il faut un élan subjectif d’intérêt et de sympathie. Sans cela, il n’y a pas de compréhension. Aujourd’hui, les conditions d’hystérie collective et de manichéisme dans lesquelles nous sommes empêchent la sympathie et donc la compréhension. Nous sommes dans une période de régression de la compréhension à cause de cette guerre et des suites qu’elle entraîne.
Comment encourager cet élan de sympathie dont vous parlez ?
Prenez l’exemple de la France et de l’Allemagne qui se sont combattues pendant un siècle et demi. En France, on enseignait à l’école que les Allemands étaient des brutes et en Allemagne que les Français ne valaient pas grandchose. Après la Deuxième Guerre mondiale, on a décidé de réviser les manuels d’histoire et d’abandonner une vision socio-centrique pour adopter un point de vue plus large.
En revanche, aujourd’hui encore en Europe occidentale, on continue d’occulter certains pans historiques quand on étudie ce continent. Ainsi, on oublie que l’empire ottoman est allé jusqu’en Hongrie et en ex-Yougoslavie et qu’il a joué un rôle civilisateur pendant des siècles. Il faut avoir une culture historique pour sympathiser avec l’autre. Autrement dit, il faut que de nombreuses conditions soient réunies pour qu’un dialogue puisse se nouer. Certains individus qui ont un rôle éminent dans l’Etat et dans la société peuvent eux aussi favoriser les capacités de dialogue en faisant des manuels et des livres qui permettent de comprendre les autres. La compréhension est la condition du dialogue.
Pensez-vous, avec Huntington, qu’après la fin de la Guerre froide le clash des civilisations occidentale et islamique était inévitable ?
Non, je pense qu’il était évitable. Mais je dirais qu’aujourd’hui ce clash est en cours, même s’il n’a pas encore eu vraiment lieu. Plusieurs éléments l’indiquent. Par exemple, jusqu’à l’intervention en Irak, le phénomène des kamikazes se limitait à un tout petit groupe de militants palestiniens du Djihad islamique. Aujourd’hui, il s’est répandu en Irak, où l’on retrouve aussi un autre type de comportement kamikaze, proche de ce qui a existé au Japon pendant la Seconde Guerre mondiale : même si elles ne sont pas croyantes, certaines personnes sont amenées à sacrifier leur vie pour défendre leur nation. Dès qu’on a affaire à l’aggravation de la guerre, de la répression du terrorisme, de la terreur militaire, un cercle vicieux de la haine, du mépris, du rejet et du dégoût s’installe et, à ce moment-là, peut-être, une guerre des civilisations contre laquelle il faut lutter.
Comment lutter ?
Par la parole, par l’intelligence, par la conscience. Nous savons quels sont les principes qu’il faut respecter : la compréhension d’autrui et la reconnaissance du droit d’autrui. Il y a des époques, comme la nôtre, où il y a très peu de dialogue possible. Je pense que nous entrons dans une époque noire.
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