Par Alain Touraine
Le général Pinochet a souvent affirmé que son action ne pouvait être jugée qu’au Chili puisqu’elle s’était exercée dans un cadre national. L’existence de l’«Operación Condor» démontre que cette affirmation est erronée . Les dictateurs du Chili, d’Uruguay, du Brésil, du Paraguay, de Bolivie et la sécurité militaire d’Argentine (avant même le coup d’État de 1976) ont organisé leur coopération pour faire disparaître ou assassiner leurs opposants. Ils ont décidé de faire d’Asunción le lieu central de leur coopération, c’est-à-dire de leur politique d’élimination. D’où l’intérêt des documents trouvés au Paraguay.
Les documents consultables à Asunción sont avant tout des archives policières concernant presque uniquement ce seul pays. Par ailleurs, comme on le sait, la découverte de ces archives n’est pas récente puisqu’elle date d’octobre 1992 et que, depuis lors, elles sont disponibles à la Cour suprême qui les détient, bien que leur consultation ne soit pas aisée. Si on se place donc d’un strict point de vue technique, on peut insister sur l’importance que l’UNESCO doit réserver à ces archives. Mais au-delà, l’intérêt considérable porté à ces documents, dont les cas de disparitions et d’assassinats, a donné à ces « archives de la terreur » une importance symbolique considérable. Comme en témoigne l’écho que la mission conjointe que l’UNESCO et un groupe de spécialistes français a eu dans la presse de nombreux pays. 1
Nous sommes en présence d’une situation qui soulève de profondes émotions. C’est pour cette raison qu’il nous paraît important que l’UNESCO manifeste officiellement son intérêt pour ces documents qui renvoient aux évènements graves qui ont détruit la démocratie dans l’ensemble du Cône Sud de l’Amérique. Je suis convaincu que, pour l’UNESCO, le symbole de ces archives tel qu’il est perçu dans l’opinion publique doit être le plus important et va bien au-delà de sa simple nature de document.
Il y a aussi tout lieu de croire que d’autres archives existent dans divers ministères paraguayens et, surtout, dans les archives des forces armées ou leurs services de renseignement. Des documents se trouvent vraisemblablement dans d’autres pays. Les présidents des pays concernés devraient se comporter comme le président brésilien, F.H.Cardoso, qui a fait ouvrir les archives militaires.
Plus largement encore, le moment est venu dans toute l’Amérique latine de retrouver la mémoire. Beaucoup ont pensé, de bonne foi ou non, qu’il fallait oublier les conflits passés pour construire un avenir nouveau. On a ainsi opposé le passé à l’avenir. C’est une erreur. Un pays – ou un individu – qui ne peut faire face à son passé ne peut pas, en général, faire face à son avenir. On ne peut pas construire la démocratie sans comprendre les raisons d’être et le fonctionnement des dictatures.
1Cette mission s'est rendue à Asunción du 14 au 17 mai à la demande des autorités paraguayennes pour les aider à faire inscrire ces documents au registre de la Mémoire du monde. Ce programme vise à sauvegarder et promouvoir le patrimoine documentaire de l'humanité par des mesures de préservation et d'accessibilité.
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