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L'Egypte est un don du Nil

« J’invite les gouvernements, les institutions et les fondations publiques ou privées, et toute personne de bonne volonté, à contribuer au succès d'une œuvre sans précédent dans l'histoire ». C'est par cet appel à la solidarité mondiale que Vittorino Veronese, Directeur général de l’UNESCO, a ouvert la Campagne internationale pour la sauvegarde des monuments de la Nubie, au cours d'une cérémonie solennelle qui a eu lieu le 8 mars à l’UNESCO. Elle a été présidé par l’écrivain français André Malraux, ministre d'État chargé des Affaires culturelles de la France.

Vittorino Veronese, Directeur général de l’UNESCO

Les travaux du grand barrage d'Assouan ont commencé. Avant cinq ans, la vallée moyenne du Nil sera transformée en un immense lac. Des édifices prodigieux, qui comptent parmi les plus admirables de la planète, sont menacés d'être submergés par les eaux, dont la retenue donnera la fertilité à de vastes étendues de désert. Mais à quel prix effrayant risquent d'être payés les nouveaux champs livrés aux tracteurs, les sources d'énergie promises aux futures usines ?

Certes, quand il s'agit de la subsistance d'hommes vivants et souffrants, on ne saurait balancer à sacrifier des effigies de granit ou de porphyre. Mais personne ne peut se trouver contraint à un tel choix sans être désespéré de devoir le faire.

Entre le legs du passé et le sort immédiat d'une population déshéritée à l'ombre d'un des plus somptueux héritages de l'histoire, entre les moissons et les temples, il n'est certes pas facile de décider. Pour moi, en tout cas, je plaindrais qui, ayant à prendre la décision, choisirait sans angoisse, et qui, la décision prise, et quelle qu'elle ait été, pourrait en porter sans remords la responsabilité.

Aussi n'est-il pas étonnant que les gouvernements de la République arabe unie et du Soudan se soient adressés à un organisme international, à l'UNESCO, pour lui demander d'essayer de sauver les richesses en péril. Ces richesses, en effet, dont il est déjà affligeant d'être obligé de dire que la perte peut en être prochaine, n'appartiennent pas seulement aux nations qui en sont aujourd'hui dépositaires. Le monde entier a droit à leur pérennité. Elles font partie d'un patrimoine commun qui comprend aussi bien le message de Socrate que les fresques d'Ajouta, les murs d’Uxmal que les symphonies de Beethoven. Une protection universelle est due aux monuments de valeur universelle. Chaque fois qu'il se perd un seul de ces biens qui, selon la formule du poète, ne diminuent pas, mais augmentent par le partage, tous les hommes se retrouvent également frustrés.

D'autre part, il ne s'agit pas seulement de maintenir ce qui peut disparaître : il s'agit de répandre et de multiplier une opulence encore secrète. En contrepartie de l'aide que le monde leur apporte, les gouvernements du Caire et de Khartoum ouvrent aux fouilles des archéologues l'étendue entière de leur territoire et consentent que la moitié des d'art rendues à la lumière par la science et la chance aillent enrichir les musées étrangers. Ils acceptent jusqu'au transport, pierre par pierre, de certains édifices de la Nubie.

Une ère nouvelle, un développement superbe sont ainsi offerts à l'égyptologie, si bien qu'au lieu d'un monde appauvri d'une partie de ses prodiges, c'est soudain pour l'humanité l'espoir assuré d'une révélation de splendeurs inédites.

Une si belle cause mérite un effort à sa mesure. C'est pourquoi j’invite avec confiance les gouvernements, les institutions et les fondations publiques ou privées, et toute personne de bonne volonté, à contribuer au succès d'une sans précédent dans l’histoire : services, engins, argent seront également nécessaires. Tous peuvent contribuer, et de mille manières. Il convient que, d'une terre qui fut tant de fois, au cours des siècles, le théâtre ou l'enjeu des contestations de l'avidité, soit issue une preuve persuasive de fraternité internationale.

« L'Egypte est un don du Nil » : telle est la première phrase grecque que d'innombrables écoliers ont appris à traduire. Que les peuples s'unissent pour empêcher le Nil, source accrue de fécondité et d'énergie, de devenir le tombeau liquide d'une partie des merveilles que les hommes d'aujourd'hui ont reçues des hommes de jadis.

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