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Le premier metteur en scène des éléments de la nature

Il y a dans la nature des substances fondamentales : ce que nous appelons les éléments. Certains de ces éléments sont connus depuis une très haute antiquité, mais il a fallu attendre les cent dernières années pour apprendre que leur nombre atteignait environ la centaine, et pour que l'homme commence à comprendre en quoi ils se ressemblent ou diffèrent.

Guenrij Teterin et Claire Terlon

Copernic et Galilée avaient déjà mis de l'ordre dans le chaos de l'astronomie, et Newton avait fait à peu près de même pour la mécanique ; pour la biologie, on peut citer Darwin et Pavlov. Plus récemment, Bohr et Einstein devaient faire progresser sensiblement la physique atomique. En chimie, un des grands moments date de 1869 : c'est l'année où le chercheur russe Dmitrii Ivanovich Mendeleïev a mis au point la classification périodique des éléments chimiques.

Par l'énoncé de la loi périodique, l'étude de la chimie est passée d'un stade quasi médiéval de tâtonnements à l'état d'une science moderne, une science capable de prévoir l'existence d'éléments que l'homme n'avait encore jamais vus, ni entendus, ni palpés, ni respirés... La répartition cohérente des éléments par Mendeleïev a couronné les efforts, faits par les scientifiques de plusieurs pays, pour découvrir un sens, un ordre, dans les propriétés de ces substances fondamentales.

L’idée de Mendeleïev était de faire un saut qualitatif qui aille bien au-delà du tableau laissé au XVIIe siècle par Antoine Lavoisier, dans lequel, le chimiste français avait inclus, à côté d'éléments réels, ce qu'il appelait des « fluides impondérables », comme par exemple la lumière et l'énergie dérivée de la chaleur.

Quoique fort éloignée de la démarche rigoureusement logique d'un Mendeleïev, la tentative de Lavoisier a eu des résultats heureux. Elle a poussé les savants de l’époque à rejeter la théorie du Phlogistique, une vieille idée qui datait des débuts de la civilisation grecque, selon laquelle le feu, dans ses diverses formes, était un constituant physique, matériel, de la nature.

L'analyse de Lavoisier avait été améliorée en 1803 par le Britannique John Dalton et sa théorie atomique : il attribuait un « poids atomique » propre à chacun des vingt-trois éléments reconnus par le Français. Il y a eu également le concept de « poids équivalent » dû à son compatriote William Wollaston. Des idées comme celles-ci ont ouvert le chemin à d'autres chimistes qui ont été à même de percevoir par la suite un ordre et des liens entre tous les éléments découverts dans la nature.

Mais on n'avait que des notions très vagues, jusqu'à l'époque de Mendeleïev, sur la constitution même d'un élément. Les interprétations variaient d'un chercheur à l'autre.

En 1850, une trentaine d'éléments supplémentaires avaient été découverts. Le total se trouvait porté à un peu plus de soixante. Des classifications avaient été proposées par divers scientifiques — Döbereiner, Gmelin, Lennsen, Pettenkofer, Dumas, Gibbs et Gladstone — pour n'en citer que quelques-uns.

En 1817, avec ses « triades », Döderelner avait essayé de grouper par trois les éléments de poids atomique voisin. En 1852, Gmelin avait transformé les triades en séries de quatre ou cinq éléments — « tétrades » et« pentades » — rangées par poids atomiques croissant.

Entre tous ces chercheurs, Mendeleïev devait, par la suite, signaler ceux qui l'avaient le plus influencé : ainsi les Français Dumas et Lennsen. La contribution de Dumas consistait en une méthode pour calculer le poids atomique des éléments à l'intérieur d'un groupe donné. Lennsen, de son côté, avait fait une première tentative pour introduire dans les séries le poids atomique d'éléments non encore découverts.

Après 1860, de nouvelles façons de classer les éléments apparurent. Parmi elles, il faut citer I'« hélice tellurique » d'Alexandre Béguyer de Chancourtois : une disposition en spirale autour d'un cylindre imaginaire. Pour le lecteur de 1970, elle évoque de façon frappante la « double hélice » de la chimie génétique moderne.

Une autre théorie a été proposée à la même époque par le Britannique John Newlands. Pour lui, certaines caractéristiques se retrouvaient tous les huit éléments quand on suivait les poids atomiques en ordre croissant. D'où le nom de théorie des octaves, d'après la disposition de la gamme diatonique dans la musique occidentale.

La plus stimulante de toutes ces idées nouvelles a été sans doute celle d'un Allemand, Lothar Meyer. En 1864, Meyer publia un tableau contenant quarante-quatre des soixante-deux éléments connus. Ces éléments étaient disposés en fonction de leur « valence » et non de leur poids atomique.

Notion aujourd'hui dépourvue de signification, la valence représente la aculté de se combiner que possède l'atome d'un élément donné : dans l'eau, ou H20, la valence de l'oxygène est 2 puisqu'un atome d'oxygène peut se lier à deux autres  ici à deux atomes d'hydrogène. Et la valence de l'hydrogène a été le point de départ de Meyer pour son premier tableau. Par la suite, il devait en proposer un autre, basé sur les poids atomiques.

Ces tentatives et celles de savants comme Odling, Hinrichs et Baumhauer, étaient autant de pas dans la bonne direction. Pourtant certains hommes de science n’y voyaient que divertissement de salon. Pour eux, ces corrélations entre les propriétés des éléments groupés par triades, par octaves ou le long d'une spirale « tellurique », étaient fortuites et, par conséquent, n'allaient guère au-delà d'une ressemblance superficielle.

Un jour où Newlands présentait une communication devant la prestigieuse « Chemical Society » de Grande-Bretagne, on lui demanda ironiquement s'il ne serait pas possible d'obtenir les mêmes résultats en disposant les éléments par ordre alphabétique !

L’apport de Mendeleïev

En quoi consistait-elle donc, cette théorie de Mendeleïev ? En bref, le Russe proposait de disposer les éléments en lignes et en colonnes, aussi appelées « périodes » et « groupes », à l'intérieur d'un rectangle, les poids atomiques croissant de gauche à droite le long d'une même ligne en commençant par celle du haut.

Dans les colonnes verticales se retrouvaient les éléments possédant des propriétés analogues — la même façon de former un oxyde, par exemple.

Si, dans une combinaison avec l'oxygène, les nombres des atomes d'un élément et celui des atomes d'oxygène étaient les plus faibles possibles, cet élément prenait place dans la première colonne ; les proportions augmentaient dans les colonnes suivantes. Comme on ne connaissait alors qu'une soixantaine d'éléments, huit colonnes suffirent — elles suffisent encore aujourd'hui. En somme, un système toujours en usage actuellement a été exposé dans ses principes par Mendeleîev à une époque où l'on connaissait à peine plus de la moitié de ses composants.

Mendeleïev a su, depuis le début, qu'il avait découvert un procédé scientifique permettant de disposer les éléments de façon cohérente. Bien plus : il a compris qu'il avait découvert une loi objective, naturelle. Mais il en a été pour lui comme pour Newton de qui on a dit qu'il avait conçu l'idée de la gravitation universelle en recevant une pomme sur la tête.

Pour James Watt, ce serait une marmite remplie d'eau bouillante qui lui aurait fait inventer la machine à vapeur. Il y a ainsi toujours eu des gens pour penser que Mendeleïev avait trouvé la classification périodique à la suite d'un rêve.

On a tendance à oublier une chose : s'il arrive que la vérité scientifique illumine l'esprit d'un homme de façon soudaine, comme un éclair, il se peut aussi que le même chercheur ait peiné pendant des années sur ce sujet. Pasteur l'a dit : « La chance n'aide que les esprits déjà préparés. » Si l'on jette un coup d’œil sur les travaux de Mendeleïev avant 1869, il apparaît évident que la classification périodique n'a rien d'un pur accident.

La table de Mendeleïev a été considérée par certains scientifiques comme une série infinie d'hypothèses incertaines ‒ mais l'un de ses grands mérites a certainement été sa hardiesse. L'examen des progrès faits en chimie depuis un siècle montre que la théorie s'est révélée correcte sur deux points supplémentaires.

Mendeleïev avait dit que des éléments nouveaux seraient découverts qui permettraient de remplir les vides de son tableau et, d'autre part, que le poids atomique des éléments qui ne s'adaptaient pas au tableau pouvait être le résultat d'erreurs de calcul.

Dans ce dernier cas, les poids atomiques concernés étaient en particulier ceux des éléments Cérium, Indium, Titane, Uranium, Yttrium. On prouva rapidement que Mendeleîev avait raison : de nouvelles recherches permirent de corriger les chiffres incorrects.

Quand un élément paraissait ne pas être à sa place  comme l'uranium avec le poids atomique de 116 qu'on lui attribuait  Mendeleïev essayait de voir ce que pouvait être sa vraie valeur. Il doubla ainsi arbitrairement le poids de l'uranium et le porta à 232 : nous savons aujourd'hui que le poids atomique de cet élément est de 238,04.

Pour l'autre cas, plus important  les vides dans le tableau périodique  Mendeleïev devait voir trois nouveaux éléments identifiés et décrits dans les seize années suivant sa communication historique de Saint-Pétersbourg. Parmi les éléments dont il avait prédit l'existence, il y en avait que l'on appela d'abord eka-aluminium, eka-bore et eka-silicium (« eka » signifie « un » en sanscrit). Par la suite, on leur donna des noms destinés à honorer les pays où leur découverte avait eu lieu.

L'eka-aluminium, identifié en 1875 par le Français Paul-Emile Lecoq de Boisbaudran, fut rebaptisé gallium (poids atomique : 69,72). Le gallium remplit ainsi le vide qui existait dans le tableau entre l'aluminium et l'indium.

L'eka-bore, dont Mendeleîev avait annoncé qu'il devrait avoir un poids atomique intermédiaire entre ceux du calcium et du titane (40 et 48), fut identifié en 1879, et appelé Scandium en l'honneur du Suédois Lars Fredrick Nilson qui l'avait découvert. Le poids atomique de cet élément, 44,956, ne devait pas être établi définitivement avant 1955.

Quant au troisième élément, eka-silicium. il devint le germanium à sa découverte en 1886. Avec un poids atomique de 72,59 et des propriétés très voisines de ce que Mendeleïev avait prévu, le germanium fut identifié par Clement Alexander Winkler, professeur de chimie à l'Ecole des Mines de Fribourg.

Mendeleïev n'était pas seulement un excellent théoricien : il s'avéra aussi praticien. Avant sa mort, en 1907, il devait faire des recherches chimiques sur les gisements de pétrole de Bakou, en Russie, et de Pennsylvanie aux Etats-Unis, comme sur les suintements de naphte du Caucase (le naphte est un hydrocarbure ressemblant à la paraffine).

Bien après sa mort, deux éléments chimiques supplémentaires furent clairement identifiés, dont 11 avait prédit l'existence. En 1925, un couple allemand, Walter et Ida Noddack, Isola le rhénium que Mendeleïev avait appelé bi-manganèse.

Métal dur, gris, souvent utilisé dans les thermo-couples, le rhénium a un poids atomique de 186,20. Puis, soixante-dix ans après la découverte de Mendeleïev, Marguerite Perey, alors à l'Institut du Radium à Paris et aujourd'hui à l'Université de Strasbourg, identifia « eka-cesium » et le rebaptisa francium. Le numéro atomique du francium est 87.

C'est dans le sillage de la classification périodique que se produisit une des trouvailles sensationnelles du 19e siècle finissant : celle d'un gaz « inerte », l'argon. Elle a été l'œvre de deux hommes, Sir William Ramsay et Lord Raylegh.

Le premier, après des expériences méticuleuses, avait fait une suggestion à Raylegh en 1894 : « ... il y a place pour des éléments gazeux à la fin de la première colonne du tableau périodique. » Plus tard, les deux chimistes devaient annoncer la découverte de ce nouveau gaz lors d'une réunion à Oxford. Nous savons aujourd'hui que l'argon et les gaz similaires ne sont pas inertes mais peuvent se combiner avec d'autres éléments.

Mendeleïev n'avait pas seulement prévu l'existence des gaz « Inertes » parce que leur caractère dominant était d'être inactifs. Deux ans plus tard (1896), Ramsay en Angleterre et Per Theodor Cleve en Suède découvraient l'hélium, chacun de son côté.

Le comportement de l'hélium (du mot grec helios, soleil), avait été étudié par spectroscopic depuis plusieurs années  c'était un des éléments composant l'atmosphère solaire.

S'appuyant sur le raisonnement de Mendeleïev, Ramsay était convaincu que d'autres gaz similaires existaient. En 1898, avec Morris Travers, il identifia trois gaz « inertes » de plus ‒ le néon, le xénon et le krypton. Cette famille d'éléments constitua la colonne « O » dans la table périodique.

La même année 1898, Pierre Curie et sa femme, la Polonaise Maria Sklodowska, découvraient le phénomène de la radioactivité. Une des bases essentielles de la loi de Mendeleï volait en éclats : l'invariabilité de l'atome. Toutefois, lorsqu'il vint rendre visite aux Curie dans leur laboratoire parisien en 1902, Mendeleïev ne trouva aucune incompatibilité entre sa loi et l'existence d'éléments radioactifs.

Mendeleïev et sa postérité

Mais dix ans plus tard, et après la mort de Mendeleïev, le nombre connu de ces éléments se montait à trente-sept. Les chimistes commençaient alors à se demander si le système périodique pouvait être adapté à ces découvertes : la classification de Mendeleïev pouvait-elle être considérée comme valide alors qu'il n'y avait apparemment pas de place dans le tableau pour les éléments que l'on venait de mettre en évidence ?

En 1913, au moment où le monde « développé » allait se précipiter dans une guerre générale, une autre modification apparut indispensable dans la relation entre la structure d'un élément et sa position dans le tableau périodique. Henry Moseley, un physicien britannique de vingt-cinq ans, avait analysé le spectre du rayonnement X émis par cinquante et un éléments.

Il observa une relation entre le nombre atomique d'un élément et la fréquence des rayons X qu'il émettait quand on le soumettait à un bombardement de rayons cathodiques. (Le nombre atomique d'un élément est égal au nombre des électrons qui tournent autour du noyau de l'atome en question.) Moseley fut tué aux Dardanelles en 1915, mais l'œuvre brillante de ce jeune chercheur ne resta pas sans résultat : sept cases vides de plus dans le tableau pérlocôté du rhénium et du francium, déjà cités, les nouveaux éléments furent le technetium, le prométhéum, le hafnium, l'astate et le protactinium. La découverte de ces nouveaux éléments, faite d'ailleurs grâce à une technique que Mendeleïev ne pouvait pas avoir connue, ne dérangea en aucune façon la disposition originale des éléments dans le tableau.

Peu de temps après la découverte de Moseley, un autre Britannique, Frederick Soddy, introduisit la notion d'isotope (de deux mots grecs signifiant : à la même place). Les isotopes d'un élément possèdent tous les mêmes propriétés chimiques. Leurs propriétés physiques sont identiques à tous égards, sauf en ce qui concerne le poids ou « masse » de l'atome.

La plus grande partie de la masse se trouve concentrée dans le noyau de l'atome qui comprend des protons, porteurs d'une charge électrique positive, et des neutrons, électriquement neutres. (Le « nuage » planétaire d'électrons, à charge négative, est fait de particules dont la masse individuelle est près de 2 000 fois moindre que celle des protons.) Soddy démontra, comme d'ailleurs le Polonais Kasimir Fajans la même année 1913, que, lorsqu'un élément se désintégrait du fait de sa radioactivité, sa nouvelle position sur le tableau périodique dépendait de la radiation émise et de sa nature.

La désintégration alpha (c'est-à-dire avec émission de particules) aboutit à déplacer un élément de deux cases vers la gauche. La désintégration beta (c'est-à-dire avec émission d'un électron) déplace l'élément d'une case vers la droite.

Il y avait évidemment quelques anomalies dans la méthode proposée à l'origine par Mendeleïev pour aligner les éléments. Il lui était arrivé de placer des éléments un peu plus lourds avant d'autres un peu plus légers qu'eux. Le tellure (127,6) était placé devant l'iode (126,9), le cobalt (58,9) venait avant le nickel (58,7) et le thorium (232,0) avant le protactinium (231,0).

Mais une fois adopté l'étalon des nombres atomiques, on observa que si les éléments étaient classés d'après leurs charges électriques (c'est-à-dire dans l'ordre des nombres atomiques croissants), leur position sur le tableau périodique était exactement celle que Mendeleïev avait annoncée. C'est sous cette forme que les étudiants en chimie se familiarisent aujourd'hui avec le « tableau au mur du laboratoire ».

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GHENRIKH TETERINE

Le chef du Laboratoire Scientifique de l'Université d'Etat d'Odessa, en Ukraine, où il a effectué des travaux dans le domaine de l'électrophysique et de l'électrochimie. Il s'est également occupé de recherches à l'Institut Polytechnique Rensselaer (Etats-Unis), dans le cadre du programme d'échanges scientifiques entre l'URSS et les Etats-Unis. M. Tétérine a fait partie de la Division de l'Enseignement des Sciences à l'Unesco. Il a beaucoup écrit sur la chimie physique et a publié de nombreux articles de vulgarisation scientifique.

CLAIRE TERLON

Professeure agrégée de physique et licenciée en psychologie, prépare des programmes de télévision pour le recyclage permanent des professeurs de physique et de chimie du secondaire. Membre du bureau directeur à l'Institut pédagogique national de Paris, elle tient aussi une chronique régulière dans la revue scientifique La Recherche-Atomes.