L'ingénieur américain Gene Gregory est également un écrivain spécialiste des questions technologiques

Chaque fois que l'homme, au cours de l'histoire, a fait un grand progrès dans la connaissance du ciel, la civilisation a franchi un pas de géant. A maintes reprises, les découvertes astronomiques ont influencé et même parfois modifié le cours de l'histoire.
par Gene Gregory
Tandis qu'Apollo 11 et 12 filaient à leur rendez-vous avec la Lune, en juillet et novembre derniers, cette expérience la—plus ambitieuse que l'homme eût jamais tentée—faisait l'objet sur la terre d'un débat vif et animé touchant la signification et la portée véritables de l'exploration spatiale.
Douze ans avaient passé depuis le jour où l'Union soviétique avait inauguré l'ère spatiale en plaçant Spoutnik sur orbite terrestre. Les Etats-Unis avaient consacré quelque 44 milliards de dollars à leurs programmes spatiaux, dont 24 milliards au seul projet Apollo. Des centaines de milliers de scientifiques éminents et de techniciens avaient conjugué leurs efforts, constituant la plus gigantesque équipe de spécialistes jamais mobilisée pour une seule et même entreprise.
Cependant, on continuait à poser la question fondamentale : « Ce voyage est-il vraiment nécessaire? »
Si habilement qu'on l'eût exécuté, ce débarquement sur la Lune constituait-il un tour de force sans intérêt pratique ou bien était-ce au contraire la démonstration éblouissante des possibilités illimitées de l'homme? Tous ces milliards affectés aux recherches spatiales, ne ferait-on pas mieux de les employer à résoudre les problèmes angoissants qui se posent sur la Terre même ? Bref, qu'importe cette course à travers l'espace pour ceux d'entre nous, pauvres mortels, qui restent rivés à la surface de la terre ?
Arnold Toynbee, le célèbre historien britannique, exprima le scepticisme et le souci de maints esprits sérieux pour qui le débarquement sur la Lune concrétisait l'écart béant entre la technologie et les mœurs.
« En un sens, protestait Toynbee, le voyage dans la Lune ressemble à la construction des Pyramides ou du Palais de Versailles. Il est assez scandaleux qu'on le fasse alors que tant d'êtres humains manquent du nécessaire. Si vous êtes assez malins pour atteindre la Lune, n'avez-vous pas honte de gérer si mal les affaires humaines ? »
Mais d'autres soutiennent qu'il y a assez d'argent pour aller dans la Lune et pour faire en même temps ce qu'il y a à faire sur Terre. Et certains, allant encore plus loin, soulignent que la conquête de l'espace, en suscitant de nouvelles idées, de nouvelles attitudes, de nouvelles techniques et de nouvelles structures de gestion des entreprises à grande échelle, frayent la voie à une grande offensive de l'homme contre les problèmes matériels et sociaux qui se posent encore sur sa planète.
Si vous considérez les millénaires de civilisation, nous rappelle sir Bernard Lovell, directeur de l'Observatoire britannique de Jodrell Bank, vous constatez que les seules collectivités qui aient fait progresser la civilisation sont celles qui ont su s'attaquer à des problèmes presque insolubles, situés aux limites de leurs possibilités techniques. L'Empire romain a décliné du jour où il a cessé d'être « progressiste » dans ce sens-là, et son exemple n'est pas le seul. Vous pouvez, dans une certaine mesure, voir l'amorce du même processus aujourd'hui au Royaume-Uni ; mais ce n'est heureusement pas le cas aux Etats Unis et certainement pas en Union soviétique. »
La reine Isabelle d'Espagne dut faire face à des problèmes du même genre, il y a bientôt 500 ans, lorsqu'elle vendit ses bijoux pour réunir les ressources financières qu'allait exiger le voyage aux Indes de Christophe Colomb et de ses compagnons. Sans doute obéissait-elle essentiellement à l'attrait de la gloire et des richesses qu'elle espérait en voir résulter pour l'Espagne.
Mais les principaux résultats de cette aventure historique ne furent pas l'or et les épices que rapportèrent les galions espagnols, ni les vastes acquisitions territoriales qui assurèrent à l'Espagne le premier en date des grands empires mondiaux. Il y a bien plus important : c'est que les explorations de Colomb marquèrent l'ouverture d'un nouveau grand cycle de l'évolution du monde, assurant à l'homme la maîtrise des mers et réunissant en une seule grande communauté, pour le pire et le meilleur, la totalité de l'espèce humaine.
Il n'est pas interdit de penser qu'une expérience analogue nous attend aujourd'hui, quand l'homme s'aventure dans les espaces inconnus. Ce n'est pas simplement parce que l'espace interplanétaire confère une dimension nouvelle à des ressources dont la nature même est peut-être nouvelle, ni parce que la possibilité de trouver de la vie sur d'autres planètes est soudain devenue beaucoup plus réelle.
Ce qui importe bien plus, c'est le renouveau technologique et l'immense accumulation de nouvelles techniques qui résultent de la première décennie d'exploration spatiale.
Le côté spectaculaire du débarquement sur la Lune a naturellement eu pour effet de concentrer l'attention du monde sur les aspects héroïques d'une telle réalisation. Projetés sur des centaines de millions de petits écrans, tout autour de la Terre, les voyages d'Apollo 11 et 12 ont pris le caractère d'un événement sportif.
Tous les regards se sont portés sur les astronautes, ces champions de la nouvelle Olympiade interplanétaire, et sur le comportement impeccable du vaisseau spatial, au point qu'on a un peu perdu de vue la véritable portée de l'exploration de l'espace.
Si une leçon utile se dégage de l'expérience accumulée par l'humanité en trois ou quatre mille ans, c'est r qu'en se libérant de la gravitation qui l'avait de tout temps clouée au sol et en sortant de l'atmosphère terrestre, l'homme a ajouté à son milieu naturel et à sa propre nature une nouvelle dimension quasiment illimitée. En élargissant ainsi ses horizons, il a modifié la qualité de son être même, et transformé ses relations avec le reste de la nature, ce qui présage de grands bouleversements dans les principaux domaines de l'activité humaine.
Chaque fois que l'homme, au cours de l'histoire, a fait un grand progrès dans la connaissance du ciel, la civilisation a franchi un pas de géant. A maintes reprises, les découvertes astronomiques ont influencé et même parfois modifié le cours de l'histoire.
Aujourd'hui, le choc produit par l'exploration de l'espace, qui est bien la plus sensationnelle de toutes les aventures humaines, semble devoir nous donner accès à un nouveau stade de civilisation dont les caractères généraux demeurent toutefois indéfinissables, ne serait-ce que parce que cette exploration ne fait que commencer. Les possibilités que l'univers réserve à l'humanité sont aussi complètement inconnues aujourd'hui que l'étaient celles du Nouveau Monde lorsque Christophe Colomb rentra en Espagne.
Comme l'a dit Margaret Mead, l'ethnologue américaine : « Dès qu'on commence à se demander si la vie est possible ailleurs que sur la Terre, s'il existe d'autres lieux que l'on pourrait coloniser, s'il y a quelque part d'autres êtres vivants, c'est toute la place de l'homme dans l'univers qui se trouve remise en question. Tout est changé et si cela rabaisse notablement l'arrogance de l'espèce humaine, cela modifie également ses possibilités dans des proportions colossales. »
De même que l'ère des grandes explorations terrestres a complètement transformé la géographie politique, de même l'ère spatiale est appelée à modifier radicalement la configuration et les institutions politiques du monde d'aujourd'hui.
On ne saurait s'attendre à voir l'Etat-nation, qui répond déjà assez mal aux besoins humains de la seconde moitié du 20e siècle, servir efficacement les desseins spatiaux de l'homme.
Le voyage sur Mars, initialement prévu pour les années 70, tour à tour décidé puis différé, risque fort d'être trop coûteux pour que les Etats-Unis ou l'Union soviétique puissent l'entreprendre seuls. En s'associant pour réaliser ce projet de conquête spatiale, entre autres, les deux puissances pourraient coopérer dans les secteurs où elles se heurtent le moins aux préjugés et aux divergences d'intérêts.
A notre époque, où les problèmes sont devenus planétaires et où les intérêts communs l'emportent de loin sur les autres, les hommes seront contraints de coopérer dans l'espace et cette coopération aura forcément des répercussions sur la Terre. Le jour où l'exploration de l'espace deviendrait davantage qu'une activité marginale, la priorité dont elle jouira imprimera inévitablement un élan nouveau aux entreprises spatiales internationales.
Comsat (Communications Satellite Corporation) et Intelsat (Organisation Internationale de Communications Spatiales) fournissent dès maintenant un modèle de services publics internationaux de communications spatiales. Des fusées américaines et soviétiques servent à lancer dans l'espace des satellites européens, australiens et japonais.
Et une quarantaine de stations de poursuite, réparties sur le pourtour du globe, et plus ou moins engagées dans la coopération internationale, ont participé au projet Apollo.
Personne ne sait où nous conduira finalement cette nouvelle aventure spatiale, quel monde nouveau nous découvrirons, quels nouveaux horizons s'ouvriront quand l'homme colonisera la Lune ou d'autres planètes, ni quels avantages il trouvera à installer des usines dans l'espace. Mais la première décennie de l'ère spatiale nous a déjà donné un avant-goût de ce que nous réserve l'avenir.
Depuis 1967, il n'y a plus guère d'hommes sur la Terre dont l'existence n'ait été touchée d'une façon ou d'une autre, directe ou indirecte, par les résultats de l'exploration spatiale. Libérés des forces qui nous ont tenus enchaînés à la Terre tout au long de l'histoire, nous disposons aujourd'hui de moyens matériels et intellectuels absolument sans précédent ; et ces moyens nous offrent des possibilités illimitées pour le développement de nos facultés et la satisfaction de nos besoins.
Les services que rend aujourd'hui au monde entier toute une galaxie de satellites terrestres ont déjà été d'un grand profit pour les télécommunications, les prévisions météorologiques, la géologie et la géodésie, la navigation et l'océanographie.
Ces instruments et d'autres qui ne contribuent pas moins à renforcer la maîtrise de l'homme sur son milieu ne sont pas seulement à la disposition des pays industriellement avancés qui les ont mis au point ; ils se sont immédiatement révélés utiles à tous les pays du monde, et offrent d'immenses possibilités nouvelles aux pays en voie de développement qui sont soucieux d'accélérer leur progrès économique et social.
Les innovations techniques produits, matières premières, procédés, techniques de fabrication, méthodes d'exploitation, normes nouvelles issues des exigences de la recherche spatiale sont en train de déborder le cadre de leurs applications initiales. Elles se répandent dans l'industrie, le commerce, l'enseignement et la santé publique, elles se substituent aux produits et aux usages courants parce qu'elles répondent mieux aux divers besoins de l'homme.
Mais le plus important, c'est qu'on a mis au point des structures efficaces pour intensifier les transferts technologiques, et l'industrie privée, les universités et les gouvernements disposent aujourd'hui d'un vaste réseau de « banques de données » dont les ordinateurs travaillent pour presque tous les secteurs des sciences physiques et sociales, de la technologie et des humanités.
Mais un dernier aspect de la révolution spatiale présente un intérêt encore plus capital : nous voulons parler des techniques applicables à la direction d'immenses projets auxquels coopèrent des milliers d'intelligences et qui combinent en un ensemble synergétique les efforts des gouvernements, des universités et de l'industrie privée.
Ces techniques constituent en puissance le plus formidable instrument de gestion dont l'homme ait jamais disposé, modifiant la manière dont fonctionnaires, scientifiques et administrateurs abordent presque toutes leurs tâches.