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À la recherche des droits de l’homme

Le 10 décembre prochain sera commémoré dans le monde entier le quatrième anniversaire de l'adoption, par l'Assemblée générale des Nations Unies réunie à Paris, de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Un recul de quatre ans peut sembler insuffisant pour juger de la portée d'un tel événement, et cependant il suffit d'énoncer une vérité toute simple pour nous convaincre qu'il s'agit là d'un acte capital : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».   

Alexandre Leventis

Pour ceux qui jouissent des droits élémentaires d'égalité et de liberté, cette idée parait toute naturelle, mais au regard de l'histoire, elle est d'une grande audace. Depuis des siècles, les hommes se battent pour la faire aboutir et la route qui mène à la Déclaration de 1948 est jalonnée de crimes individuels et collectifs contre l'humanité.

Si cette vérité toute simple nous paraît aujourd'hui naturelle, c'est à la suite d'une longue évolution des mœurs, de l'esprit et du droit qui a fini par secouer les règles surannées de l'absolutisme et du régime féodal. Mais il ne faut pas croire qu'elle soit nouvelle. En remontant le cours des siècles, « à la recherche des droits de l’homme » on la trouve énoncée aussi bien dans les textes constitutionnels que dans les discours politiques, dans l'expression de la sagesse hindoue ou chinoise comme dans l'exégèse des canonistes.   

On la trouve dans le fameux discours de Périclès dans lequel celui-ci définit ainsi le régime athénien : « Son nom est démocratie, parce qu'il vise l'intérêt non d'une minorité mais du plus grand nombre... Sous le rapport des lois, tous, en ce qui concerne les différends privés, jouissent de l'égalité... chacun, selon la façon dont il se distingue, obtient une préférence fondée sur le mérite, non sur la classe ; nul, s'il peut rendre service à la Cité, n'en est empêché par la pauvreté ou l'obscurité de sa condition ». Thucydide, grâce à qui nous connaissons ce discours, nous a transmis également cette phrase admirable : « La liberté se confond avec le bonheur et le courage avec la liberté ».     

On la trouve dans la pensée romaine. Et quoique celle-ci ne puisse être acceptée sans réserve, puisqu'elle admettait l'esclavage, ne pourrions-nous pas faire nôtre la formule de Sénèque : « Homo res sacra homini » (L'homme est sacré pour l'homme) ?   

On la trouve dans le spiritualisme du bouddhisme, dans la sagesse politique des élèves de Confucius, dans la morale du judaïsme, dans la fraternité humaine de l'Islam, dans la révélation égalitaire du christianisme, dans les affirmations des écrivains de la Réforme, de ceux du XVIIe siècle, ainsi que dans la philosophie humanitaire du XVIIIe siècle qui fit déferler sur le monde une vague d'optimisme...    

On la trouve dans les chartes et constitutions qui, dans les différents pays où elles furent promulguées, assurèrent aux hommes quelques-uns des droits qui sont énumérés dans la Déclaration de 1948. Parmi les plus anciens de ces documents on peut sans doute placer la Magna Carta de 1215, mais les plus déterminants sont la Déclaration française des droits de l’homme et du Citoyen, de 1789, et la Déclaration de l'Indépendance américaine qui la précéda de quelques années.   

Non pas que ces déclarations innovèrent dans le domaine des idées. Comme le fait remarquer l'historien Georges Jellinek, « le nombre des idées nouvelles en matière politique est bien minime, la plupart d'entre elles semblent avoir été déjà connues, du moins dans leur germe, par les plus anciennes doctrines, contrairement aux institutions, qui sont en perpétuelle transformation ». Mais la Révolution française, comme la Révolution américaine, élaborèrent des formules nouvelles de droit public et marquèrent d'une empreinte profonde toutes les transformations politiques qui s'opérèrent par la suite.   

Certes, plus que celles de a Déclaration française, les origines des Déclarations américaines sont philosophiques et non historiques. Les droits qu'elles proclament sont abstraits, découlent de la nature humaine. Les expressions dont se servent leurs auteurs sont tirées du vocabulaire habituel des penseurs du siècle : « droits inaliénables », « poursuite du bonheur », « résistance à l'oppression ». Inspirées par les doctrines de l'Église, les théories de Locke, l'œuvre de J.-J. Rousseau, le droit naturel et le Contrat Social, les Bills of Rights américains ont ceci de commun avec la Déclaration française qu'on y retrouve les idées dominantes de la philosophie du XVIIIe siècle, la tendance internationale de l'époque.    

Il est intéressant de constater à ce sujet que les hommes de 1789 étaient d'accord sur les origines américaines de la rédaction française des Droits de l’Homme. Le comte Jérôme-Marie Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux, l'admettait le 27 juillet 1780 : « Cette noble idée, conçue dans un autre hémisphère, devait de préférence se transplanter d'abord parmi nous. Nous avons concouru aux événements qui ont rendu à l'Amérique septentrionale la liberté ; elle nous montre sur quels principes nous devons appuyer la conservation de la nôtre... » Une fois cette justice rendue à la Déclaration américaine, il faut mettre deux points en lumière : la Déclaration française n'était pas une traduction mais une interprétation ; c'est par elle que le monde a appris les droits de l’homme. Rédigée en français – langue universellement répandue au XVIIIe siècle –  la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen déchaîna une tempête humanitaire et généreuse, souleva l'Europe, puis l'Amérique latine et fit le tour du globe. Texte classique, elle a été un peu partout imitée, consultée, adopté.     

Quoi d'étonnant puisque, comme le disait Joseph Barnave, membre de l'Assemblée Constituante française : «  Il faut qu'elle soit simple, à portée de tous les esprits, et qu'elle devienne le catéchisme national. » Quoi d'étonnant, remarque l'historien Alphonse Aulard, puisque : « il se produisit se phénomène, presque invraisemblable, que ces 1 200 députés, incapables d'aboutir à une expression concise et lumineuse quand ils travaillaient, soit isolément, soit par petits groupes, trouvèrent les vraies formules, courtes et nobles, dans le tumulte d'une discussion publique, et c'est à coups d'amendements improvisés que s'élabora en une semaine l'édifice de la Déclaration des droits... On a l'impression que c'est la nation, devenue souveraine par des actes spontanés, qui dicte la Déclaration à ses représentants ».      

Ce n'est pas s'écarter de «  la recherche des droits de l'homme » que de rappeler le décret de cette Assemblée constituante, daté du 22 mai 1790, qui pour la première fois dans l'histoire établissait une règle constitutionnelle de la renonciation à la guerre d'agression : « La nation française renonce à entreprendre aucune guerre dans le but de faire des conquêtes et n'emploiera jamais des forces contre la liberté d'aucun peuple », mettant par cela même en évidence la notion de «  guerre juste » reprise par les Nations Unies comme base de la sécurité collective.        

La Déclaration de 1789 n'est pas un exemple unique de la diffusion irrésistible des idées généreuses. La Constitution de Cadix a été jusque vers 1830 le prototype des Constitutions libérales de l'Europe méridionale. La Constitution belge de 1831 a servi de modèle et d'exemple jusqu'à la fin du XIXe siècle en Grèce, en Espagne, au Portugal, à Naples, à Rome, au Piémont, en Roumanie, en Serbie, en Bulgarie et jusqu'en Egypte.        

Après les précurseurs de l'antiquité, après les réalisateurs des temps modernes, les luttes des XIXe et XXe siècles apportent aux hommes, sinon de nouveaux droits, du moins de nouveaux espoirs : défense de la famille, de l'enfance, égalité des sexes, sécurité sociale, droit à l'instruction, droit au travail, droits syndicaux, droit à une existence saine, au repos, à un niveau de vie décent. Certains de ces droits sont déjà passés dans le domaine de la réalité et l'on voit apparaître, à côté des libertés traditionnelles, la notion des droits sociaux et économiques.        

Malgré le caractère humanitaire et généreux de toutes ces Déclarations, Chartes et Constitutions, malgré leur caractère général qui permettait de les adapter partout à l'étranger sans grandes modifications, leur caractère national reste indéniable. C'est ce qui les distingue principalement de la Déclaration de 1948 par laquelle la lutte pour les droits de l'homme est codifiée pour la première fois sur un plan international.

S'appliquant à tous les êtres humains, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinions politiques ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation », elle ne vise pas à protéger un individu particulier ou un groupe d'individus, une nation ou un groupe de nations, mais à fixer une règle commune pour tous.       

Aboutissement d'efforts séculaires, la Déclaration universelle n'est pas un phénomène spontané. Elle marque son époque car elle exprime la révolte de la conscience humaine contre des crimes odieux, au lendemain d'une guerre qui avait maintenu les peuples sous d'intolérables oppressions et engendré tant de souffrances.       

Constater que l'accord sur les termes de la Déclaration n'a pas été facilement réalisé n'amoindrit pas sa valeur, bien au contraire. Il ne s'agit pas d'un document a adopté à la légère, dans un élan aveugle, mais d'une charte dont chaque terme a été pesé. À chacun sa vérité, et s'il est déjà ardu de réaliser des accords où seuls des intérêts matériels sont en jeu, il faut surmonter bien des obstacles pour s'entendre sur les principes. Des libertés communément acceptées dans certains pays peuvent, en effet, apparaître choquantes dans d'autres.   

Jacques Maritain constatait spirituellement ces difficultés dans l'introduction qu'il écrivit pour un recueil de textes sur les droits de l'homme, réunis par l'UNESCO : « On raconte qu'à l'une des réunions d'une Commission nationale de l'UNESCO où l'on discutait des droits de l'homme, quelqu'un admirait que fussent tombés d'accord sur la formation d'une liste de droits tels et tels champions d'idéologies violemment adverses. – Oui, répondirent-ils, nous sommes tombés d'accord sur ces droits, mais à condition qu'on ne nous demande pas pourquoi. »     

Comme le dit le Doyen Richard McKeon dans l'ouvrage que nous venons de citer, la portée de la Déclaration ne tient pas tout entière dans les mots : « Le problème essentiel n'est pas de dresser une liste des droits de l’homme ; toutes les Déclarations préparées par les comités et les groupements qui ont entrepris l'étude du problème, toutes celles qui ont été soumises à la Commission des droits de l’homme, présentent une similitude étonnante et rien n'est plus aisé que d'énumérer simplement une série de droits. Les divergences apparaissent dans la conception de ces droits, dans les postulats de base qui sont à l'origine de ces conceptions différentes, et dans les interprétations contradictoires de la situation économique et sociale. »    

Ceux qui prétendent, se basant sur tel ou tel événement actuel, porter un coup à la Déclaration en affirmant qu'elle est restée lettre morte, commettent une injustice et une erreur. Car la Déclaration de 1948 n'a jamais été conçue comme un code qui abrogerait les lois de chaque pays, les modifierait ou s'y substituerait. Comme l'établit sans équivoque son préambule, elle pose des normes applicables une foi que seront adoptées, sur les plans national et international, des mesures nouvelles. Autrement dit, elle ne pourra prendre son plein essor qu'après la mise au point définitive d'un Pacte par lequel les nations s'engageront légalement à appliquer les droits de l’homme et à la suite de l'établissement de règles permettant aux Nations Unies de superviser et d'imposer au besoin l'observation de ces droits.

Aujourd'hui, comme dans le passé, « il ne faut pas sous-estimer l'opposition, les réticences, la mauvaise volonté que rencontraient les nouveaux principes de liberté et des droits de l'homme. Les régimes des droits de l'homme ne se sont pas implantés d'emblée. Il a fallu des années, parfois des décennies, pour réaliser les principes énoncés dans les textes. Même quand les droits de l’homme sont proclamés et affirmés dans les Constitutions, ils ne sont pas, de ce fait, observés (1). »

Quatre années seulement se sont écoulées depuis l'adoption de la Déclaration de 1948. Aujourd'hui, les hommes se battent ou vivent dans la peur de la guerre, dans ta réalité menaçante d'une crise de la liberté et d'un déclin temporaire des droits de l'homme. Est-ce une raison de se décourager ? Moins que jamais. C'est au moment où ces droits sont le plus menacés qu'il faut proclamer, avec une ardeur renouvelée, sa foi dans les libertés fondamentales. C'est parce que des millions d'êtres sont encore privés de ces libertés, qu'il faut tenter de les sauver.

Les droits des hommes n'ont d'autres ennemis que les hommes eux-mêmes. Ceux qui sont enchaînés ne peuvent que clamer leur désespoir et ceux qui jouissent des Droits sont peut-être trop enclins à les trouver tout naturels, comme celui qui répondait, récemment, à l'enquête d'une organisation : « Il est à remarquable que notre vie est tellement imprégnée des droits de l’homme, que nous concevons difficilement qu'ils aient pu ne pas exister ! »

Si tous les hommes du monde voulaient se donner la main, dit-on... Ce n'est pas parce que quelques-uns s'y refusent qu'il faut laisser retomber nos bras. « Ce qui reste vrai », écrivait Jean Jaurès dans son Discours à la Jeunesse, « à travers toutes nos misères, à travers toutes les in justices commises ou subies, c'est qu'il faut faire un large crédit à la nature humaine ; c'est qu'on se condamne soi-même à ne pas comprendre l'humanité, si on n'a pas le sens de sa grandeur et le pressentiment de ses destinées incomparables. Cette confiance n'est ni sotte, ni aveugle, ni frivole. Elle n'ignore pas les vices, les crimes, les erreurs, les préjugés, les égoïsmes de tous ordres, égoïsme des individus, égoïsme des castes, égoïsme des partis, égoïsme des classes, qui appesantissent la marche de l'homme et absorbent souvent le cours du fleuve en un tourbillon trouble et sanglant. Elle sait que les forces bonnes, les forces de sagesse, de lumière, de justice, ne peuvent se passer du secours du temps, et que la nuit de la servitude et de l'ignorance n'est pas dissipée par une illumination soudaine, totale, mais atténuée seulement par une lente série d'aurores incertaines. »

C'est à dissiper « la nuit de la servitude et de l'ignorance » que travaille l'UNESCO. Son programme est déjà en lui-même une énumération des droits fondamentaux de l'homme. Son activité est un effort en vue de les faire aboutir. Que ce soit l'éducation de base, dont le but est d'aider les populations jusqu'ici défavorisées à élever leur niveau de vie, à résoudre elles-mêmes leurs problèmes économiques et sociaux ; que ce soit l'enseignement élémentaire, stimulé par l'UNESCO pour que soit appliqué partout le principe de l'instruction gratuite, obligatoire ; que ce soit l'accès des femmes à l'éducation, la liberté des artistes, la libre circulation du matériel culturel, en face de chaque article du programme s'inscrit un droit de l'homme, en face de chaque réussite de l'organisation, une victoire au bénéfice des hommes. Cette lutte incessante de l'UNESCO pour les droits de l'homme, en liaison étroite avec les autres institutions spécialisées des Nations Unies, forme le thème principal de ce numéro du Courrier