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Une épidémie menace les langues autochtones

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© Getty Images / filipefrazao

Il existe des langues parlées par un petit nombre de personnes et qui possèdent néanmoins une grande vitalité, il en existe d’autres qui ont été préservées par l’isolement de leurs locuteurs. L’Équatorienne Marleen Haboud explique ces phénomènes qui peuvent sembler paradoxaux.

par Marleen Haboud

Quelle est la situation des langues des Andes centrales en termes de vitalité ? 

Dans les Andes centrales (Équateur, Pérou, Bolivie), on estime à plus d’une centaine les langues autochtones encore vivantes. Déterminer avec exactitude leur degré de vitalité n’est pas une tâche aisée. Celui-ci varie non seulement d’une langue à l’autre, mais également à l’intérieur d’une même langue, selon le lieu, l’âge de ceux qui la parlent, leur métier, leur sexe, leur niveau d’éducation, etc.

Ainsi, le quechua équatorien est beaucoup parlé dans certaines régions du pays, alors que dans d’autres il connaît une rapide disparition. Dans ce contexte hétérogène, et même si certaines langues continuent d’être utilisées par les nouvelles générations, la tendance générale pour toutes les langues de la région est celle d’une régression constante.

Comment expliquer cette situation ? 

Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette situation : les conditions de vie des locuteurs, l’aide institutionnelle et sociale dont ils bénéficient éventuellement, la fonctionnalité des langues dans tous les contextes de communication actuels, ou encore l’intérêt et la fierté de ceux qui les parlent.

En termes de vitalité, le nombre de locuteurs peut être une notion relative. En effet, certaines langues sont parlées par un petit nombre de personnes mais possèdent une grande vitalité, comme le cofán en Amazonie équatorienne. À l’inverse, certaines langues transnationales, comme le quechua, voient chaque jour le nombre de leurs locuteurs diminuer. 

Une partie des langues autochtones conservent leur vitalité grâce à l’isolement de leurs locuteurs qui 
trouvent sur place les ressources leur permettant de vivre convenablement. Toutefois, l’isolement ne doit pas être une condition de la survie de ces langues ; l’idéal serait qu’elles cohabitent avec les langues et les sociétés prédominantes et qu’elles se renforcent malgré les tendances d’homogénéisation liées à la mondialisation.

Pourquoi les langues disparaissent-elles ?

Au cours des dernières décennies, la disparition des langues, notamment des langues autochtones, a été accélérée par un ensemble complexe de situations : contacts avec d’autres peuples, mort des locuteurs, changements radicaux dans leur mode de vie, dégradation de leur territoire, processus migratoires massifs…

Seules des actions conjointes et intégrées avec la société globale permettront d’enrayer cette sorte d’épidémie qui fragilise les langues autochtones et leurs locuteurs. Cela suppose avant tout que la société dans son ensemble se familiarise avec ces langues et leurs acteurs, apprenne à les respecter et contribue à leur maintien, afin de parvenir à l’idéal d’une véritable société interculturelle. 

Un autre facteur très important pour le maintien d’une langue est l’appréciation que les locuteurs et les non-locuteurs ont de celle-ci. Une personne fière de sa langue et de sa culture sera plus apte à 
 assurer leur préservation.

Pourriez-vous citer des initiatives nationales ou régionales ayant contribué à revitaliser certaines langues de la région ? 

Dans nos pays, plusieurs initiatives ont été prises en faveur du maintien et du renforcement des langues minoritaires. D’une part, il y a les efforts déployés par l’État. Dans les pays andins, des réformes constitutionnelles confèrent aux langues autochtones un statut officiel. Les politiques linguistiques et éducatives de ces pays sont assez bien définies, et malgré leur niveau d’application encore faible, elles ont pour objectif la préservation des langues, de la culture et de l’identité de leurs locuteurs, ainsi que le respect et l’égalité entre les peuples.

D’autre part, il y a les efforts fournis par les locuteurs eux-mêmes, tant sur le plan collectif que sur le plan individuel. Des familles, par exemple, tentent de se réapproprier ou de consolider leurs langues grâce à la création de programmes éducatifs familiaux et communautaires spécifiques. Les mouvements indigènes en Amérique latine ont marqué un tournant dans la lutte pour les droits des peuples autochtones, en favorisant la création de nouveaux programmes éducatifs bilingues interculturels à tous les niveaux de l’éducation formelle, des programmes de santé spécifiques et l’ouverture d’espaces officiels destinés aux locuteurs de certaines langues. 

Dans certains pays plus que dans d’autres, les médias ont pris des initiatives encourageant l’utilisation publique de quelques langues, en particulier celles qui comptent le plus grand nombre de locuteurs. À cet égard, la Bolivie fait figure d’exemple.

Au cours de l’histoire, il y a toujours eu des langues qui naissaient et d’autres qui mouraient, pourquoi la disparition des langues doit-elle nous inquiéter ? 

À l’instar des êtres humains, les langues naissent et meurent, mais jamais nous ne les avons vues disparaître aussi rapidement qu’au cours des dernières décennies. Ceci implique non seulement la perte de mots ou d’expressions, mais aussi d’une somme de connaissances et de façons de concevoir le monde et de communiquer avec lui, de recréer l’histoire, d’avoir des échanges avec d’autres êtres humains, avec les aînés comme avec les nouvelles générations, et de conceptualiser le temps, l’espace, les êtres vivants, la vie et la mort. Chaque langue est un univers. Aussi, chaque fois qu’un mot s’éteint, des histoires uniques et irremplaçables disparaissent avec lui.

Marleen Haboud

Spécialiste des langues andines, Marleen Haboud répond aux questions de Lucía Iglesias Kuntz.