Yves Bergeret est un poète français.

La pierre est une parole minéralisée, l’eau est une parole riante, la graine semée est une parole en promesse : dans la langue toro tegu, parlée aujourd’hui par 5 000 Dogons au nord du mali, tout le réel est parole.
par Yves Bergeret
C’est mon vingtième séjour de travail avec les peintres dogons de Koyo, en haut de leur montagne tabulaire, dans le nord du Mali. Dans la nuit noire, nous sommes tous étendus sur des nattes devant la maison en terre que l’on m’a attribuée, au cœur du village : les peintres-paysans et moi sommes fourbus, mais heureux des poèmes-peintures sur tissu que nous avons créés en plein soleil tout à l’heure. Le plus jeune des peintres prépare le thé. La conversation roule sur les ancêtres.
Soudain, une douleur très vive à ma main gauche. Je braque ma lampe de poche : un scorpion blanc vient de me piquer. Je le tue. Je m’affole d’abord et imagine que dans une heure tout sera fini. Puis, je pense que j’ai une demi-heure de tranquillité – relative – avant que les convulsions ne commencent. Je demande alors au chef du village s’il dispose d’un médicament traditionnel dogon pour ce venin. « Non », me répond-il, « attends, tu vas voir ». La conversation reprend. Ma main, puis mon bras, très douloureux, me brûlent. Mais, deux heures après, terminé ! Je dors profondément, le chef du village étant resté dormir à mes côtés. Mystère.
Trois jours plus tard, nous gagnons, à une dizaine de kilomètres du village, tous les huit – les six peintres, le chef et moi –, ce pied de la falaise sommitale d’où se précipite après chaque orage de la saison des pluies une énorme cascade. Le lieu où l’eau tonne, parle et chante presque tout l’été est source de maintes légendes. Des grottes protégées par les initiations y portent de très anciens signes graphiques. Mais je sais aussi que là vivent de redoutables cobras. J’en parle aux peintres et leur demande s’ils ont un médicament contre ce venin-ci. « Non. Assieds-toi, nous allons t’expliquer ».
Ici, je réunis ce qui m’a été transmis tant ce matin qu’auparavant, par le moyen des signes graphiques que les peintres créent lorsque nous disons dans nos poèmes-peintures la vie profonde de ces lieux.
Tout le réel est parole ; elle est accomplie et mûre dans le plateau sommital des montagnes. Les belles pierres rondes ou plates sont de la parole dense minéralisée. L’eau est la parole riante, le ciel est sa lointaine préfiguration, le nuage sa gestation et la pluie sa joyeuse clameur. La graine semée est une parole en promesse : et si le cultivateur chante, il renforce sa capacité de fertilité. On cultive avec la houe et le mot chanté.
La langue de mes compagnons s’appelle d’ailleurs toro tegu, « parole de la montagne ». Elle fait partie de la quinzaine de langues dogons et compte 5 000 locuteurs. Les Dogons de cette ethnie se nomment eux-mêmes Toro Nomu, « gens de la montagne ».
Le propre de la communauté villageoise de Koyo, environ 500 personnes, est d’activer la fertilité de la parole par les pratiques agricoles et par les rites. La communauté se décompose en petits groupes de six à huit personnes, liées à jamais et mangeant au moins un repas par jour en commun : le groupe chargé des greniers collectifs qui sont des « réservoirs de parole », le groupe chargé des rites pour faire venir la pluie, le groupe chargé de l’entretien des chemins d’escalade dans la falaise, etc. Chaque groupe a, bien sûr, son ancêtre référent et n’agit que pour l’ensemble de la communauté.
L’harmonie dynamique du réel est régulièrement refondée par des chants et danses nocturnes d’un groupe spécialisé de « femmes aînées ». Dans leur chorégraphie, elles exécutent périodiquement un ample geste horizontal du bras droit, qui est celui de semer la parole comme on sème une graine.
Les peintres, le chef du village et moi – poète de la parole écrite – formons depuis 2002 un groupe de parole. Sur le tissu ou le papier que, comme le fin terreau des cultures maraîchères, nous étalons sur la dalle rocheuse plate, je pose « les graines » du poème, eux « les graines » des signes graphiques. Ces tissus et papiers, ensuite exposés un peu partout dans le monde, génèrent un financement et cette « récolte » nourrit le village. Ainsi avons-nous construit une école, cinq retenues d’eau qui ont doublé les surfaces de culture, trois « Maisons des peintres » qui peuvent se visiter, etc., dans le cadre d’un projet de développement du village [voir « Koyo, un espace de dialogue entre deux cultures », Le Courrier de l’UNESCO, no 4, 2008].
Notre groupe a deux ancêtres référents, car il a engendré aussitôt d’autres groupes de parole, chargés d’entretenir l’école, les « Maisons des peintres » et les autres réalisations de notre projet de développement. « Nous avons décidé que tu es devenu dogon », me disent les peintres, « et tu dois ajouter à ton nom celui de ces deux ancêtres. Le dernier étranger intégré chez nous l’a été il y a cinq siècles. C’est lui qui a posé des signes graphiques dans une des grottes près de la grande cascade. Il est un de nos deux ancêtres référents. Mais maintenant, il est l’avant-dernier étranger intégré, car le dernier, c’est toi. »
Selon les Toro Nomu, tout ce qui se trouve en haut de la montagne est parole à l’œuvre et en harmonie avec elle-même. Les animaux en sont aussi des éléments. En revanche, tout ce qui s’abaisse en dénivellation par rapport à ces plateaux sommitaux – un ravin, une gorge et même une plaine qui sépare de quarante kilomètres deux plateaux – porte le même nom générique de pondo : là, faible est la parole, sans forme, ondoyante, peu sûre. C’est en particulier la parole des éleveurs nomades, qui dominent féodalement la plaine depuis des siècles.
« Nos singes, très nombreux, agitent en désordre la parole », continuent les peintres. « Par contre, scorpions et cobras sont des créatures par lesquelles la parole se défend. S’ils surprennent un étranger, ils le tuent. Nous, ils ne nous attaquent jamais ».
« Ah, voilà pourquoi le scorpion m’a piqué l’autre soir ! »
« Mais non, tu n’as pas encore bien compris. Fais donc un effort ! Tu parles toro tegu. Tu es devenu dogon. Le scorpion, en te piquant, s’est trompé. Qui est mort, lui ou toi ? ».