Prix Nobel de littérature 1982, l'écrivain Gabriel García Márquez, né à Aracataca (Colombie) en 1927, s'est affirmé dès 1967 comme l'un des maîtres du roman contemporain avec le succès de Cent ans de solitude. Il nous donne ici sa vision personnelle de l'Amérique latine et évoque quelques-uns des grands thèmes de son œuvre, où le fantastique et le merveilleux confèrent à la réalité la plus banale une dimension mythique.
Entretien réalisé par Manuel Osorio, Peruvian journalist
La coexistence de diverses cultures aboutit en Amérique latine à une synthèse à la fois très riche et très originale. Est-ce que les habitants du continent sont conscients de la force de ce métissage culturel ?
Mon expérience d'écrivain et mes contacts répétés avec des sociétés et des milieux politiIques différents m'ont permis de mieux comprendre certains aspects de la culture latino-américaine, mais je n'ai pris conscience de ce métissage que depuis quelques années. Voyageant en Afrique, j'ai constaté de nombreuses similitudes entre certaines manifestations d'art populaire africain et celles de divers pays des Caraïbes. Cela m'a permis de voir et de comprendre plus clairement la nature de notre réalité culturelle et, de manière générale, la relation qui existe entre les éléments de diverses cultures.
On découvre ainsi en même temps le caractère national d'une culture et sa dimension universelle. Il y a là tout un tissu de liens entre les peuples dont ceux-ci ne sont pas nécessairement conscients.
N'est-ce pas là l'origine de votre romanesque et même, si l'on veut, son thème principal ?
Quand j'ai écrit mes romans, je n'étais pas vraiment conscient de l'existence de tous ces aspects pluriculturels, qui s'imposaient à moi naturellement. C'est après coup que j'ai réalisé que, sans l'avoir vraiment voulu, mes livres comportaient des éléments de métissage, qui s'y étaient progressivement introduits au cours de mon travail. Comme je l'ai déjà dit, la culture de l'Amérique latine est la résultante de plusieurs cultures qui se sont mélangées et diffusées sur l'ensemble du continent: aux cultures indigènes précolombiennes sont venues s'ajouter la culture occidentale, l'influence de l'Afrique et certains apports de l'Orient.
C'est pourquoi je ne crois pas qu'on puisse parler de culture colombienne ou mexicaine. Pour ma part, j'ai cessé de me considérer comme simplement colombien : je suis avant tout latino-américain et fier de l'être.
Je voudrais ajouter que c'est une erreur d'envisager l'histoire de notre continent à partir de la conquête espagnole, car c'est adopter un point de vue colonialiste. Nous ne devons jamais oublier que les nations créées par les vice-rois d'Espagne l'ont été arbitrairement par un ordre étranger à nos besoins et à nos préoccupations spécifiques.
Si nous voulons vraiment comprendre nos problèmes actuels, il faut remonter à l'histoire qui précède la conquête. Les frontières délimitant les pays latino-américains n'ont été créées que pour nous manipuler, et on ne se prive pas d'exalter le sentiment nationaliste dès que le besoin s'en fait sentir. Bien entendu, cela ne fait que nous dresser les uns contre les autres pour nous empêcher de voir et d'aborder les problèmes qui nous sont communs. Chaque pays a ses particularismes, mais ce qui compte au fond, c'est l'identité commune sous-jacente.
On peut donc dire, selon vous, qu'il existe une culture latino-américaine ?
Je ne crois pas qu'on puisse parler d'une culture latino-américaine véritablement homogène. Par exemple, l'influence africaine très sensible en Amérique centrale, aux Caraïbes, donne une culture différente de celle de pays comportant une importante population indienne, comme le Mexique ou le Pérou. Cela est vrai pour bien d'autres pays d'Amérique latine.
En Amérique du Sud, la culture du Venezuela ou de la Colombie est plus proche des Caraïbes que des plateaux andins, malgré la présence de populations indiennes. Au Pérou et en Equateur, on constate une opposition entre la côte et l'altiplano. Cela vaut pour tout le continent.
C'est cette diversité qui donne à l'Amérique latine son identité, sa personnalité spécifique et son originalité par rapport aux autres cultures du monde.
Que représente dans ce contexte l'influence espagnole ?
On ne peut nier la forte présence de la culture espagnole en Amérique latine, ou portugaise au Brésil. Cette influence est évidente dans tous les aspects de notre vie, à commencer par la langue que nous parlons.
C'est là un apport très riche, mais aussi très controversé et parfois déprécié. Bien que cet héritage fasse aussi partie de notre patrimoine culturel, il existe en Amérique latine une sorte de méfiance à l'égard de tout ce qui est espagnol qui me paraît excessive et dangereuse, et qui ne simplifie pas les choses. En ce qui me concerne, je suis très fier d'être l'héritier de cette culture et je n'en ai nullement honte. Aujourd'hui, la colonisation espagnole a cessé d'être un problème. C'est vrai que nous sommes nés en quelque sorte d'un trop plein de l'Europe, mais nous n'en sommes pas la simple copie. L'Amérique latine, c'est autre chose.
D'où vous vient ce goût d'écrire et de raconter des histoires qui nous a valu Cent ans de solitude, L'Automne du patriarche, Chronique d'une mort annoncée, l'Amour aux temps du choléra...?
Je crois que tout est né de la nostalgie.
Nostalgie du pays, nostalgie de l'enfance ?
Nostalgie de mon pays et nostalgie de la vie. J'ai eu une enfance extraordinaire, entourée de gens très imaginatifs et bourrés de superstitions, qui vivaient dans un monde comme embrumé et peuplé de fantasmes. Ma grand-mère, par exemple, me racontait la nuit, le plus naturellement du monde, des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête.
Votre grand-père était apparemment un personnage quasi légendaire dans la famille. Lui aussi a été une figure de votre enfance ?
C'était un énorme vieillard qui paraissait suspendu dans le temps et la mémoire, et je l'aimais beaucoup. J'avais huit ans quand il est mort, j'en ai été désespéré. Il me racontait sa vie et tout ce qui s'était passé dans le village et dans le pays depuis des temps immémoriaux. Il me racontait en détail les guerres auxquelles il avait participé et les grands massacres des plantations bananières qui se sont produits l'année de ma naissance et ont laissé une trace durable dans l'histoire de la Colombie.
La personnalité de votre mère vous a aussi marqué en tant qu'écrivain.
C'est une femme délicieuse. Un jour qu'on lui demandait à quoi elle attribuait le talent de son rejeton, elle a répondu sans ciller : « A la potion de Scott ». [un fortifiant pour enfants ]. Et pour mieux situer le personnage, vous savez que j'ai plusieurs frères ; eh bien, chaque fois que l'un de nous prend l'avion, elle allume un cierge et récite une prière pour qu'il ne nous arrive rien. Mais nous ne sommes pas tous à la maison, et la dernière fois que je l'ai vue, elle m'a dit : « Maintenant, j'ai toujours une bougie allumée, au cas où l'un de vous prendrait l'avion sans que je le sache ».
Tous les membres de ma famille sont très importants pour moi et apparaissent de manière plus ou moins voilée dans mes romans. Je n'oublie pas que je suis le fils d'un employé des postes d'Aracataca.
Vous êtes originaire des Caraïbes et vos livres reflètent la réalité fiévreuse et débordante de cette région. Est-ce à cela que vous attribuez ce « fantastique quotidien » qui les a rendus populaires dans le monde entier ?
Il existe aux Caraïbes une symbiose parfaite, ou en tout cas plus évidente qu'ailleurs entre l'homme, le milieu naturel et la vie quotidienne. J'ai grandi dans un village perdu au fond des marécages et de la forêt vierge, sur la côte nord de la Colombie. Là-bas, rien que l'odeur de la végétation suffit à vous retourner l'estomac.
C'est un pays où la mer passe par toutes les couleurs de bleu imaginables, où les cyclones font voltiger les maisons, où les villages sont ensevelis sous la poussière et où l'air qu'on respire vous brûle les poumons. Pour les habitants des Caraïbes, les catastrophes naturelles et les tragédies humaines sont le pain quotidien de l'existence.
J'ajoute que cet univers est fortement imprégné des mythologies importées par les esclaves, combinées aux légendes indiennes et à l'imagination andalouse. Cela donne une vision très particulière, une conception de la vie qui donne à toute chose un aspect merveilleux, et que l'on retrouve dans mes romans, mais aussi dans ceux de Miguel Angel Asturias au Guatemala ou d'Alejo Carpentier à Cuba. Il y a ce côté surnaturel des choses, cette réalité qui ignore les lois de la raison, comme dans les rêves. J'ai raconté un jour l'histoire tout à fait impossible de la visite du Pape dans un village perdu de Colombie. Eh bien, quelques années plus tard, le Pape est effectivement venu en Colombie.
Ces influences dont vous parlez et cette omniprésence du merveilleux dans votre œuvre autorise-t-elle à vous qualifier d'écrivain « fantastique » ou « baroque »?
Dans les Caraïbes, et plus généralement en Amérique latine, nous pensons que les situations « magiques », font partie de la vie quotidienne, au même titre que la réalité la plus banale. Il nous paraît tout naturel de croire aux présages, à la télépathie, aux rêves prémonitoires comme à toute une foule de superstitions et d'interprétations « fantastiques » de la réalité. Dans mes livres, je ne cherche jamais d'explication, ou de justification métaphysiques de ces phénomènes. C'est pourquoi je me considère comme un écrivain réaliste, un point c'est tout.
Les rapports entre l'Europe et l'Amérique latine ont toujours été entachés de malentendus depart et d'autre. Ne pensez-vous pas qu'il est temps de dissiper ces malentendus, d'apaiser la mauvaise conscience pour aboutir à une meilleure compréhension, un nouvel équilibre entre le Nord et le Sud ?
Les difficultés de notre continent sont si énormes qu'elles nous empêchent d'en discerner clairement la réalité, alors que nous sommes pourtant au coeur du problème. Il n'est donc pas étonnant que l'Europe, absorbée par le spectacle et la vision de sa propre culture, manque d'instruments adéquats pour nous comprendre. Il est normal que les Européens, héritiers d'une longue tradition rationaliste, persistent à nous juger selon leurs propres critères sans tenir compte des différences que l'on constate sous d'autres latitudes. Et qu'ils refusent de voir que l'exigence de prospérité et d'identité de l'Amérique latine, de l'Afrique et de l'Asie est tout aussi réelle, vitale et angoissante que le fut jadis la leur, et qu'elle l'est encore. Cela dit, toute interprétation de la réalité d'une quelconque partie du monde qui obéit à des critères extérieurs ne peut qu'aboutir à des malentendus tragiques et enfoncer un peu plus les hommes dans leur isolement, leur solitude et leur aliénation.
L'Europe devrait essayer de nous regarder en pensant à son propre passé. On dirait que la démesure du présent lui fait perdre de vue les péripéties de son histoire. Qui se souvient qu'il a fallu 300 ans pour construire le mur d'enceinte de Londres ? Que Rome n'a pas été bâtie en un jour, mais en plusieurs siècles et que c'est un roi étrusque qui l'a fait entrer dans l'histoire ? Que lorsque les conquistadors ont pénétré dans Tenochtitlán, capitale des Aztèques, c'était une ville plus grande que Paris ?
Les Européens aux larges vues qui s'efforcent de construire à l'échelle du continent une société plus humaine et plus juste pourraient vraiment nous aider s'ils commençaient par essayer de nous juger différemment. Une solidarité authentique avec nos rêves et nos espérances devrait se traduire par une aide concrète aux peuples qui aspirent à vivre leur vie dans un contexte mondial marqué par un vrai sentiment de fraternité universelle.
Pourquoi les pays du Sud, dans des conditions et avec des méthodes différentes, ne pourraient-ils pas s'assigner comme objectif les solutions que les Européens essayent d'appliquer chez eux ?
Les blocages viennent-ils surtout du dehors ou de dedans ?
Je crois qu'il faut cesser de se dire que la violence, la misère et les conflits dont souffre l'Amérique latine sont le résultat d'un complot ourdi à des milliers de kilomètres de chez nous, comme si nous ne pouvions imaginer d'autre destin que d'être à la merci des puissances qui dominent le monde.
Face aux inégalités, face à l'oppression, au pillage et à l'abandon, notre réponse doit être la vie, dont même des siècles de guerre n'ont pas réussi à affaiblir l'affirmation obstinée. Voici quarante ans, William Faulkner refusait d'accepter la possibilité de la fin de l'homme. Nous savons aujourd'hui que ce qu'il redoutait n'est plus une simple hypothèse scientifique. Face à cette réalité angoissante, alors que les liens entre nations se font toujours plus étroits et qu'une nouvelle époque est en train de naître, je crois qu'il n'est pas trop tard pour bâtir l'utopie qui nous permettra de partager la Terre. Une Terre où personne ne décidera à la place des autres, où les peuples marginalisés se verront accorder une nouvelle chance, où la solidarité sera devenue réalité.
On retrouve cette aspiration dans toute votre œuvre, si étroitement liée à l'Amérique latine et à la conscience de son destin.
Je crois qu'on ne peut pas avoir vécu avec une telle nostalgie, avoir cherché aussi obstinément à déchiffrer un pays, à comprendre un continent, sans se sentir lié à eux par des liens profonds, et par là même au monde entier.