Les conceptions de Léonard de Vinci sur l'art se trouvent exposées dans les idées qu'il nota entre 1491 et 1505 dans le Codex Madrid II. Il y accorde une place particulière à ses théories sur la lumière et surtout sur la forme du corps humain. Il critique les « figures sèches et ligneuses », et applique la formule « sac de noix » et « botte de radis » à des nus « ligneux et sans grâce ». Léonard s'en prend à plusieurs artistes qui se seraient rendus coupables de cet abus et, dans le « Manuscrit E », à l'Institut de France, Paris (1513-1514), ces attaques apparaissent comme des critiques de nus peints par Michel-Ange pour la chapelle Sixtine à Rome.
par Carlo Pedretti
Les membres qui ne sont pas en mouvement doivent être dessinés sans faire saillir les muscles. Si l'on agit autrement, on aura imité un sac de noix plutôt qu'une forme humaine. » Voilà l'une des notes de Léonard sur la peinture que l'on peut lire dans le second des manuscrits de Madrid récemment découverts et qui date des premières années du 16e siècle (dont Michel-Ange exécuta la décoration de 1508 à 1510) : pour Léonard, le corps humain n'est pas prétexte à exercice de virtuosité anatomique, à exposition de muscles. Il doit être ce qu'il est.
C'est en un moment décisif de sa carrière que Léonard écrivit cette réflexion parmi d'autres. Toutes nous renvoient l'écho des trouvailles inhérentes aux théories artistiques du « Cinquecento » (notre 16e siècle).
Ce n'est plus désormais à l'apparence des choses que s'attache Léonard mais à leur structure ; il en est donc venu à un dessin qui fait fi des modèles aériens pour étreindre la forme : une forme que définissent les contours précis et les hachures qui la cernent avec une souplesse calculée. Ce n'est plus la grâce florentine de la fin du Quattrocento, mais un sens des proportions, d'accent plus héroïque, plus herculéen, que reflètent les études anatomiques de Léonard, celles des guerriers de sa Bataille d'Anghiari, qui semblent s'accorder hommage silencieux à Masaccio à l'exemple qu'avait donné le jeune Michel-Ange avec son David de 1501.
La forme s'exprime par le style, et par style, j'entends non seulement l'art de Vinci, mais sa pensée, telle qu'elle s'exprime par des mots, car il y a une étroite affinité entre ses écrits et ses dessins. Un texte déjà connu en fait foi. Dans ce texte, Léonard dit au peintre comment fixer l'image des formes humaines en mouvement en ne mettant en 0uvre que des lignes essentielles : en somme, une manière de sténographie.
« Pour faire une tête », dit Vinci, « tracez un O, pour un bras, une ligne droite ou courbe, et faites de même pour les jambes et le buste, et de retour à la maison, mettez ces notes pour mémoire en forme parfaite. »
Pour nous, nul besoin de la transcription de ces « notes pour mémoire en forme parfaite », bien au contraire, notre œil est capable de saisir l'élan qui a guidé la main de l'artiste et sans conteste il est séduit par le « signe », cette touche libre, abrégée, qui laisse le champ libre à l'imagination.
Les notes sur la peinture du second manuscrit de Madrid ne traitent pas seulement de la forme humaine mais aussi des problèmes de la lumière, de l'ombre et de la couleur. Sur l'une des pages, Léonard réunit deux problèmes majeurs de la vision picturale : la représentation de la couleur « en perspective », c'est-à-dire de la couleur des objets modifiée par l'atmosphère environnante et qui varie donc en intensité selon la distance des objets et le mouvement des personnages.
Dans le même manuscrit, ces problèmes sont étudiés plus longuement mais, alors que la perspective de la couleur est traitée de façon si abstraite qu'on ne peut l'expliquer que dans le langage du diagramme, pour le mouvement des personnages des exemples sont donnés par de rapides notations du corps humain.
Certaines d'entre elles rappellent les croquis pour la Bataille d'Anghiari dessins d'une énergie proche de la frénésie, jetés d'un seul trait violent ainsi du croquis de la collection Windsor, où Léonard juxtapose le hurle¬ ment expressif des hommes et des bêtes : lions et chevaux. Il s'agit là d'une pensée jetée sur le papier plus que du cheminement d'une idée de composition : ce qu'il cherche, c'est rendre la bestialité humaine dans la guerre.
Dans le second manuscrit de Madrid, on peut voir à quel point l'optique est étroitement liée à la peinture. Un exemple : « La surface de tout corps obscur participe de la couleur de l'objet qui lui est opposé. Mais les motifs verts prairies par exemple, et autres choses du même genre doivent être disposés, pour l'accommodement artistique, en face des ombres de corps verts, de sorte que les ombres qui participent de la couleur de ce motif ne perdent pas leur qualité et paraissent être l'ombre d'un corps autre que vert ; car si tu poses un rouge lumineux face à l'ombre verte, cette ombre deviendra de l'ombre véritable du vert. »
Plus frappant encore, le conseil donné au peintre de juxtaposer les couleurs « pour l'accommodement artistique » afin d'atteindre à une harmonie, suscitée seulement si la couleur de l'objet est conservée dans son ombre, « la vraie ombre » dit Léonard ; et si le peintre évite ce que Léonard nomme « des ombres très mauvaises », c'est-à-dire celles qui subissent le reflet d'un autre objet de couleur différente : ainsi d'un objet vert qui vient à produire une ombre rougeâtre.
Tous les éléments de la peinture de Vinci se trouvent dans les théories exposées dans le manuscrit de Madrid. Outre les notes sur la forme et la couleur, il faut étudier celles qui traitent de la lumière et de l'ombre et de la douce transition de la lumière à l'ombre. C'est l'essence même du fameux sfumato de Vinci. Les notes sur ce sujet sont nombreuses dans le manuscrit récemment découvert, mais il est intéressant de constater que chacune tient compte de l'élément couleur.
Lorsque, dans les premiers temps de son activité picturale, Vinci traitait du problème de la lumière et de l'ombre, il considérait les objets en tant qu'entités géométriques et se préoccupait surtout de la gradation des ombres et de leur degré d'intensité.
Après l'an 1500, il se soucie avant tout du jeu de la lumière et de l'ombre sur les objets en plein air, aussi tient-il compte de la couleur et des reflets. La lumière devient le véhicule qui fond les éléments du paysage en un passage harmonieux d'une couleur à l'autre. C'est ce que Vinci appelle la « grâce ».
Le corps humain devient, lui aussi, partie du paysage. (On ne peut s'empêcher de penser à la Joconde, à la Vierge et Sainte-Anne, à Léda.) Il est donc soumis aux phénomènes de réflexion, de réfraction, et au jeu réciproque des ombres colorées, comme c'est le cas de n'importe quel objet placé sous la lumière du ciel. Ce qui se produit sous la projection d'un toit se vérifie aussi sous la projection du menton dans un visage humain.
L'une des plus belles observations de Vinci est celle qu'il a faite sur la façon dont le visage doit être représenté. Il conseille au peintre de composer le décor de façon à créer les effets de sfumato les plus délicats dans les ombres, ce qu'il nomme « la grâce des ombres graduellement privées de tout contour trop net »
Le décor est donné par les murs des maisons qui bordent la rue, par où pénètre la lumière ; une lumière faite d'air sans éclat, diffuse et dorée comme celle de Giorgione.
« La lumière », dit Léonard, « aboutit sur le pavé de la rue et rebondit par réverbération sur les parties ombreuses des visages, les éclairant considérablement. Le faisceau de cette lumière du ciel délimite les toits, qui surplombent la rue, et le rayon lumineux éclaire jusqu'au voisinage ou presque de la naissance des ombres qui se trouvent sous les éléments du visage, et ainsi peu à peu va se changeant en clarté, jusqu'à finir sur le menton avec les ombres insensibles de chaque côté. »
On admet volontiers que Léonard était insensible à la couleur et que, pour lui, la « gloire de la peinture » réside dans le fait qu'elle est capable de reproduire le modelé. Or la chronologie de ses notes sur la peinture montre que cela peut, à la rigueur, s'appliquer à la première période des développements théoriques, quand son art était encore lié à l'enseignement de l'école florentine du Quattrocento.
Mais, après 1500, ses observations sur la couleur se font de plus en plus aiguës, si bien que ses théories ne sauraient s'appliquer à aucune des œuvres qui sont parvenues jusqu'à nous. Qu'il suffise de mentionner certains effets de lumière violette, au coucher du soleil ; une lumière qu'il dit être « de la couleur du lis » et qui rend « la campagne plus charmante et plus gaie ».
« La beauté de la couleur », conclut Léonard, « tient aux lumières essentielles. » La lumière est prise comme symbole de la vérité, et la « vérité des couleurs », c'est leur beauté révélée par la lumière.
Ici, comme maintes fois ailleurs, ce qui nous fascine c'est ce que les Anglais évoquent lorsqu'ils parlent de « l'imprévisible Léonard ». Ce Léonard qu'on ne saurait deviner parce que ses notes ne sont rien d'autre que l'enregistrement d'une pensée mobile, si bien que ses leçons de peintre n'ont pas la raideur de l'enseignement académique mais la fraîcheur d'une révélation.
Assez de commentaires, d'explications, d'interprétations. La parole de Vinci nous atteint avec une précision mathématique, et pourtant elle nous révèle un espace qui s'ouvre au-delà de ses tableaux mêmes.
« Ce que je veux te rappeler, en ce qui concerne les visages, c'est que tu dois considérer comment, à diverses distances, diverses qualités des ombres se perdent et que seules demeurent quelques taches principales, telles la cavité de l'œil et autres choses semblables ; et finalement le visage reste obscur, parce que les lumières qui sont faibles comparées aux ombres qui sont moyennes, sont absorbées par l'obscurité. Si bien qu'à une certaine distance, les qualités et l'intensité des lumières et des ombres principales sont absorbées, et tout se confond en une ombre moyenne. Et voilà pourquoi les arbres et tous les objets paraissent, à une certaine distance, plus sombres que s'ils se trouvaient proches de l'œil. A partir de cette obscurité, l'air qui s'interpose entre l'œil et l'objet rend cet objet plus clair, d'une teinte se rapprochant du bleu. Mais il bleuit plutôt dans les sombres que dans les clairs, où la « vérité des couleurs » est plus visible. »
Note
L'article ci-dessus est inspiré d'un chapitre du livre de Carlo Pedretti, « Notes on Painting in the Madrid Manuscripts » (Notes sur la peinture des Manuscrits de Madrid), qui a paru en italien dans son ouvrage sur Léonard de Vinci publié en 1968 par les Editions Giunti-Barbera, à Florence.