La chimie est une science dont le but n'est pas seulement la découverte, mais aussi et surtout la création. En cela, elle est un art de la complexification de la matière. Pour saisir la logique des dernières évolutions de la chimie, il faut faire un saut en arrière dans le temps de quelque quatre milliards d’années.
Par Jean-Marie Lehn
La chimie joue un rôle central dans notre vie quotidienne, tant par sa place au sein des sciences de la nature et de la connaissance, que par son importance économique et son omniprésence. À force d’être présente partout, on l’oublie souvent, et elle risque de n’être signalée nulle part. Elle nese donne pas en spectacle mais, sans elle, les réalisations que l’on s’accorde à trouver spectaculaires ne pourraient voir le jour : exploits thérapeutiques, prouesses spatiales, merveilles de la technique, etc. Elle contribue de façon déterminante aux besoins de l’humanité en nourriture et médicaments, vêtements et habitations, énergie et matières premières, transports et communications. Elle fournit des matériaux à la physique et à l’industrie, des modèles et des substrats à la biologie et à la pharmacologie, des propriétés et des procédés aux sciences et aux techniques.
Un monde privé de chimie serait un monde sans matériaux synthétiques, donc sans téléphone, sans ordinateur, sans cinéma, sans tissus synthétiques. Ce serait aussi un monde sans aspirine, sans savon, sans shampoing, sans dentifrice, sans cosmétiques, sans pilules contraceptives, sans papier donc sans journaux ni livres, sans colles, sans peintures.
Ayons garde de ne pas oublier que la chimie aide les historiens de l’art à percer certains des secrets de fabrication des tableaux et des sculptures que l’on admire dans les musées, qu’elle permet aux limiers de la police scientifique d’analyser les prélèvements effectués sur les scènes de crime et de remonter plus rapidement jusqu’aux coupables, et qu’elle dévoile les subtilités moléculaires des plats qui ensorcellent nos papilles.
Aux côtés de la physique qui déchiffre les lois de l’Univers et de la biologie qui décode les règles du vivant, la chimie est la science de la matière et de ses transformations. La vie est son expression la plus haute. Elle joue un rôle primordial dans notre compréhension des phénomènes matériels, dans notre capacité d’agir sur eux, de les modifier, de les contrôler.
Depuis bientôt deux siècles, la chimie moléculaire a édifié un vaste ensemble de molécules et de matériaux de plus en plus sophistiqués. De la synthèse de l’urée en 1828 (qui provoqua une véritable révolution, en apportant la preuve qu’il était possible d’obtenir une molécule « organique » en utilisant un composé minéral) à l’achèvement, dans les années 1970, de la synthèse de la vitamine B12, cette discipline n’a cessé d’affirmer son pouvoir sur la structure et la transformation de la matière.
La molécule vue comme un cheval de Troie Par-delà la chimie moléculaire s’étend l’immense domaine de la chimie dite supramoléculaire, qui s’intéresse non pas à ce qui se passe dans les molécules, mais à ce qui se trame entre elles. Son objectif est de comprendre et de contrôler la façon dont les molécules interagissent les unes avec les autres, se transforment, s’accrochent, ignorant d’autres partenaires. Emil Fischer [prix Nobel allemand de chimie 1902] utilisait l’image de la clé et de la serrure. Aujourd’hui, nous parlons de « reconnaissance moléculaire ».
C’est dans le domaine biologique que le rôle de ces interactions moléculaires est le plus frappant : des unités protéiniques s’assemblent pour former l’hémoglobine ; les globules blancs reconnaissent et détruisent les corps étrangers ; le virus du sida trouve sa cible pour l’investir ; le code génétique se transmet par l’écriture et la lecture de l’alphabet des bases protéiniques, etc.
Prenons l’exemple très parlant de l’« auto organisation » du virus de la mosaïque du tabac : pas moins de 2 130 protéines simples s’assemblent pour former une tour hélicoïdale.
L’efficacité et l’élégance de ces phénomènes naturels sont si fascinantes pour un chimiste, qu’il est tenté de les reproduire ou d’inventer des processus nouveaux permettant de créer des architectures moléculaires nouvelles aux applications multiples. Pourquoi ne pas imaginer des molécules capables de transporter au cœur d’une cible choisie un fragment d’ADN destiné à la thérapie génique, par exemple ? Ces molécules seraient des « chevaux de Troie » qui feraient franchir à leur passager des barrières réputées infranchissables, comme les membranes cellulaires.
De très nombreux chercheurs à travers le monde construisent, patiemment, « sur mesure », des structures supramoléculaires. Ils observent comment les molécules, mélangées sans ordre apparent, se retrouvent d’elles-mêmes, se reconnaissent puis, progressivement s’assemblent, pour conduire de façon spontanée mais parfaitement contrôlée à l’édifice supramoléculaire final.
Ainsi, inspirée par les phénomènes que la nature nous présente, l’idée a germé de susciter et de piloter l’apparition d’assemblages supramoléculaires, autrement dit de faire de la « programmation moléculaire ». Le chimiste conçoit des briques de base (des molécules douées de certaines propriétés structurales et interactionnelles), puis met en œuvre le « ciment » (le code d’assemblage) chargé de les lier. Il obtient ainsi une superstructure par auto organisation. La synthèse des briques moléculaires capables de s’auto-organiser est beaucoup plus simple que ne le serait la synthèse de l’édifice final. Cette piste de recherche ouvre de vastes perspectives en particulier dans le domaine des nanotechnologies : au lieu de fabriquer des nanostructures, on laisse les nanostructures se fabriquer elles-mêmes par auto-organisation, passant ainsi de la fabrication à l’auto-fabrication.
Plus récemment encore a émergé une chimie dite adaptative où le système, pour se construire, effectue lui-même une sélection parmi les briques disponibles, et devient capable d’adapter la constitution de ses objets en réponse aux sollicitations du milieu. Cette chimie, que j’appelle « chimie constitutionnelle dynamique », affiche ainsi une coloration darwinienne !
De la matière à la vie Au commencement fut l’explosion originelle, le Big Bang, et la physique régna. Puis vint la chimie, aux températures plus clémentes. Les particules formèrent des atomes, lesquels s’unirent pour produire des molécules de plus en plus complexes qui, à leur tour, s’associèrent en agrégats et en membranes, donnant ainsi naissance aux premières cellules d’où émergea la vie sur notre planète, voilà quelque 3,8 milliards d’années.
De la matière divisée à la matière condensée puis organisée, vivante et pensante, le déploiement de l’Univers nourrit l’évolution de la matière vers un accroissement de complexité par auto-organisation sous la pression de l’information. La tâche de la chimie est de révéler les voies de l’auto-organisation et de tracer les chemins menant de la matière inerte, par une évolution probiotique purement chimique, à la césure de la vie, et par-delà à la matière vivante puis pensante. Elle fournit ainsi des moyens d’interroger le passé, d’explorer le présent et de jeter des ponts vers le futur.
Par son objet (la molécule et le matériau), la chimie exprime sa puissance créatrice, son pouvoir de produire des molécules et des matériaux nouveaux – nouveaux car n’ayant pas existé avant d’être créés par recomposition des agencements des atomes en combinaisons et structures inédites et infiniment variées. Par la plasticité des formes et des fonctions de l’objet chimique, la chimie n’est pas sans analogie avec l’art. Comme l’artiste, le chimiste imprime dans la matière les produits de son imagination. La pierre, les sons et les mots ne contiennent pas l’œuvre que le sculpteur, le compositeur et l’écrivain en modèlent. De la même manière, le chimiste crée des molécules originales, des matériaux nouveaux et des propriétés inédites à partir des éléments qui composent la matière.
Le propre de la chimie n’est pas de découvrir seulement, mais d’inventer et, surtout, de créer. Le Livre de la chimie n’est pas seulement à lire, il est à écrire. La partition de la chimie n’est pas seulement à jouer, mais à composer.