Karla Jiménez Comrie (Panama) est une journaliste indépendante spécialisée dans l'environnement et la culture. Elle a travaillé pour le système des Nations Unies et comme reporter au quotidien La Prensa.

De nombreux scientifiques voient dans la disparition massive de plusieurs variétés d'anoures centraméricains l'emblème de la sixième extinction. C’est l'une des manifestations de notre entrée dans l'Anthropocène qui, selon certains, rayera de la carte du monde un pourcentage conséquent de mammifères, d’amphibiens, et de bien d'autres espèces. Au Panama, scientifiques et responsables nationaux sont engagés dans une course contre la montre pour empêcher qu'une espèce mythique, la grenouille dorée, ne s'éteigne pour toujours. Après enquête, ce sont bien les hommes qui se révèlent coupables, puisqu'ils ont introduit en Amérique du Sud un champignon envahissant extrêmement nocif pour les batraciens.
Karla Jiménez Comrie
Une légende précolombienne, née au cœur des terres centrales du Panama, dit que la grenouille dorée porte bonheur : quiconque l’apercevra ou parviendra à la capturer bénéficiera d'un heureux destin. Sa livrée jaune vif, mouchetée de taches couleur café, était un objet de ravissement pour les tribus autochtones, qui pensaient qu'à la mort de l'amphibien, son corps minuscule se changeait en or massif.
Découverte aux environs de la bourgade d'El Valle de Antón et du Parc national Altos de Campana, endémique de la zone centrale de l'isthme, la grenouille dorée – de son nom scientifique Atelopus zeteki – a longtemps fréquenté et ornementé les ruisseaux et les rivières de la jungle panaméenne. Le Panama a fait de la grenouille dorée un symbole écologique et culturel, au point de lui consacrer une journée nationale, le 14 août. La grenouille est si populaire qu'elle orne des objets artisanaux, des bijoux, des affiches de festivals, des billets de loterie, donnant aussi son nom à des hôtels, des bières artisanales ou des boutiques. Elle n'en a pas moins disparu des forêts isthmiques.
Selon l'herpétologiste panaméen Roberto Ibáñez, chercheur associé au Smithsonian Tropical Research Institute (STRI) au Panama, les premiers signes de régression remontent aux années 1993-1996. Le biologiste panaméen Edgardo Griffith se souvient quant à lui d'avoir découvert des grenouilles moribondes à la fin 2005, lors d'une expédition dans les environs d'El Valle de Antón. On ignorait alors les causes de leur décès, mais son cri d'alarme coïncidait avec d'autres recherches qui s'interrogeaient sur le statut de l'amphibien. C'est en 2007 qu'Atelopus zeteki a été aperçu pour la dernière fois à l'état sauvage, brève vision lors d'une séquence tournée par la BBC pour l'un de ses documentaires de la série consacrée aux reptiles et aux amphibiens « Life in Cold Blood » (La vie de sang froid).
Le coupable de cette hécatombe serait le champignon Batrachochytrium dendrobatidis (Bd), un chytride qui menace la population mondiale des amphibiens en leur transmettant la chytridiomycose, maladie qui, comme l'explique Roberto Ibáñez, « infecte la peau des grenouilles, altérant ses fonctions ». Chez les grenouilles, un des rôles de l'épiderme consiste à maintenir l'équilibre de l'eau et des sels entre le corps et son milieu. Chez les grenouilles victimes du champignon Bd, on note une perturbation du transport d'électrolytes, ce qui a pour principal effet de réduire les concentrations de sodium et de potassium dans le sang de l'animal, provoquant un arrêt cardiaque.
D'où provient le Bd ? Vraisemblablement d'Afrique. C'est du moins l'hypothèse la plus largement acceptée parmi les biologistes panaméens. Le chytride Bd est en effet présent naturellement dans l'épiderme de l'amphibien sud-africain Xenopus laevis, qui fut utilisé intensivement dans les tests de grossesse à partir des années 1930. L'exportation de cette méthode vers d'autres latitudes, alors qu'on ignorait que le Xenopus laevis était un vecteur de la maladie, serait à l'origine de sa propagation.
Au Panama, on suppose que le champignon s'est diffusé au contact de ces mêmes amphibiens, poursuit Roberto Ibáñez, qui signale que le chytride est déjà répandu dans tout le pays et menace maintenant d'autres espèces d'amphibiens. Au regard de son « impact désastreux sur la diversité biologique », l'Union internationale pour la conservation de la nature classe le Bd parmi les 100 espèces exotiques envahissantes les plus néfastes au monde. Edgardo Griffith le décrit comme un organisme « très efficace, qui réduit la biodiversité, modifie la dynamique démographique et la reproduction, et anéantit 100 % des individus chez certaines espèces ». Il est présent partout, au Panama comme dans d'autres pays d'Amérique latine.
Au Panama, il n'existe pas pour le moment de traitement efficace contre la maladie. Pourtant, on garde l'espoir de pouvoir un jour réintroduire la grenouille dorée dans son habitat naturel. En 2011, le gouvernement a lancé un Plan d'action pour la conservation des amphibiens du Panama en trois volets ‒ recherche, conservation, éducation ‒ premier pas vers une solution au problème. La Fondation-Centre de conservation des amphibiens d'El Valle (Fundación EVACC), présidée par Edgardo Griffith œuvre, elle aussi, à la préservation de la grenouille dorée, bien qu’à ce stade elle soit encore gardée en captivité. Son zoo abrite près de 4 500 grenouilles, dont un millier de la variété dorée.
À l'autre extrémité du pays, à Gamboa, à l'orée d'une forêt tropicale humide située dans l'ancienne zone du canal de Panama, Roberto Ibáñez dirige le Projet de conservation et de sauvetage des amphibiens. Créé ex situ en 2009, le projet vise à assurer la reproduction des espèces mises en péril, notamment par le chytride : c'est une sorte d'arche de Noé, qui s'efforce de reconstituer, à partir de ces spécimens captifs, les populations d'espèces les plus menacées jusqu'à ce qu'on ait trouvé un traitement contre le champignon Bd. Implanté à trente-deux kilomètres de la capitale panaméenne, le centre abrite quelque 1 200 exemplaires de grenouilles appartenant à neuf espèces, à l'exception de la grenouille dorée. Mais celle-ci, espère Roberto Ibáñez, devrait leur être envoyée par la Fondation EVACC d'ici à la fin de 2018.
La grenouille dorée retrouvera-t-elle son lustre d'antan ? Les scientifiques misent sur un « oui » catégorique. En attendant, il faut espérer que la grenouille dorée connaîtra l’heureux destin dont elle est le symbole dans l'imaginaire panaméen.